Richard Alvarez, président et chef de la direction, Inforoute Santé du Canada, fait le point sur l’apport des TI dans la transformation des soins de santé. —Rapport d'une allocution prononcée à la conférence 2010 de l'IASI-CUSM

Les technologies de l’information (TI) en santé ne figurent pas dans la liste des investissements qu’un gouvernement peut faire valoir en période d’élection. Leur argumentaire repose sur un potentiel de transformation du système de santé : un système centré sur le patient, des équipes qui collaborent, un meilleur accès et des soins fondés sur des données probantes, où les données sont utilisées à des fins d’éducation, de surveillance et d’amélioration continue. Mais les changements ne s’opèrent pas du jour au lendemain et leurs avantages ne se matérialisent pas aussi rapidement que la plupart des initiatives que les gouvernements veulent entreprendre dans un mandat de trois à cinq ans.

Source : Inforoute Santé du Canada

Cela dit, en 2001, les avantages des TI en santé — accès, qualité, productivité, économies et croissance économique — ont paru suffisamment attrayants pour convaincre nos premiers ministres provinciaux et fédéral de créer ensemble Inforoute Santé, dans le but de stimuler et de coordonner les investissements dans les TI en santé. Société indépendante relevant des gouvernements provinciaux, territoriaux et fédéral, Inforoute Santé Canada a reçu une subvention fédérale de 500 millions de dollars à sa fondation, et dispose aujourd’hui d’une capitalisation de 2,1 milliards de dollars. La figure 1 démontre les projets terminés ou en cours en juin 2010.

Justifier l’investissement

Quelques études ont joué un rôle important dans la garantie d’un financement continu. Entre autres, l’étude réalisée par le cabinet Booz Allen Hamilton pour le compte d’Inforoute a conclu qu’un investissement de 10 à 12 milliards de dollars dans les TI en santé au Canada (dont le budget santé totalise 180 milliards de dollars) dégagerait des retombées annuelles de 6 à 7 milliards de dollars en accès, qualité et productivité (voir la figure 2). Par exemple, avec la réduction des événements iatrogènes médicamenteux, on pourrait non seulement économiser, mais aussi sauver des vies. L’élimination de la redondance dans les tests et les ordonnances (soit 10 à 15 % des activités) améliorerait la productivité du personnel soignant et, en augmentant la capacité, contribuerait à réduire les temps d’attente.

Source : Inforoute Santé du Canada

Le Conference Board du Canada s’est penché sur l’impact économique de l’investissement dans les TI en santé et a déterminé qu’il se crée environ 1 500 emplois — la moitié dans le secteur du savoir — pour chaque tranche de 100 millions de dollars investis. À cela s’ajoutent environ 42 millions de dollars en bénéfices avant impôts des sociétés. En outre, pour chaque dollar dépensé par Inforoute, le produit intérieur brut augmente de 1,34 $.

Une approche stratégique

Le premier conseil d’administration a pris un certain nombre de décisions pour favoriser le potentiel de retombées des projets qu’Inforoute financerait. Plutôt que de répartir ses fonds également dans le pays, le conseil a choisi de privilégier les groupes ou établissements déjà prêts à investir. Il a aussi exigé que ces derniers participent financièrement au projet. La formule retenue au départ était une participation moitié-moitié, mais en 2004, il était devenu évident que les établissements peinaient à rassembler la contribution requise, ce qui ralentissait les progrès. Nous avons donc porté la subvention d’Info?route à 75 %.

Le conseil a également décidé qu’Inforoute jouerait le rôle d’un investisseur stratégique et non d’un organisme subventionnaire, ce qui veut dire : pas de produits livrables, pas de sous. Inforoute verse 20 % du budget à la signature du contrat et 30 % à la mise en œuvre du système, mais conserve les 50 % restants jusqu’à l’adoption du système. Notre plus grande crainte c’est d’investir dans des systèmes qui ne seront pas pleinement utilisés.

Nous jugions également important de rentabiliser l’investissement et de ne pas réinventer la roue. À une époque, on aurait dit que si l’hôpital A avait le système X, l’hôpital B achèterait le système Y, malgré le fait que patients et médecins allaient de l’un à l’autre. Nous avons défini des critères : les établissements devaient au minimum utiliser les mêmes normes et au mieux, l’application entière. Cela est maintenant chose faite pour certains aspects des systèmes d’information sur les médicaments en Alberta, en Saskatchewan et au Québec.

Vu le potentiel d’échec des investissements dans les TI en santé, l’évaluation des résultats revêt une importance particulière. Dès le départ, Inforoute a confié à un groupe de chercheurs canadiens triés sur le volet l’élaboration du cadre d’évaluation des projets subventionnés.

Enfin, Inforoute a conclu des alliances stratégiques avec des fournisseurs privés et travaillé avec ces derniers pour orienter leurs efforts, les renseignant sur les établissements qui étaient prêts à investir, les normes qui seraient appliquées, etc.

Architecture du système

Inforoute a investi dans 12 programmes, que l’on voit dans le diagramme de la figure 3. Le système s’appuie sur l’architecture, les normes et l’infrastructure. Viennent ensuite les projets liés au dossier de santé électronique (DSÉ). Celui-ci rassemble toute l’information sur la santé d’un individu, qui est générée et recueillie par différents intervenants et établissements de soins. Des programmes particuliers ont été élaborés avec l’aide de groupes de discussion, impliquant des cliniciens de partout au pays. Ces derniers ont proposé divers éléments visant à accroître l’exactitude et la rapidité des diagnostics, notamment les identificateurs de patient, les résultats de laboratoire, l’imagerie et les rapports.

2010 Alvarez Fig 3_FR

Source : Inforoute Santé du Canada

Le troisième niveau comporte quatre applications qui retiennent de plus en plus l’attention : les dossiers médicaux électroniques (DMÉ), différents du dossier de santé électronique en ce qu’ils contiennent l’information santé d’un individu qui est créée, recueillie, gérée et consultée par les cliniciens d’un seul établissement ou bureau, les solutions de santé grand public, la surveillance des systèmes de santé publique et les programmes de télésanté.

Au niveau supérieur, on retrouve les projets d’innovation et d’accès pour patients, qui pourraient dégager à court terme de réels avantages pour les résidents d’une région.

Divers points d’entrée

Au Canada, il existe quelque 40 000 points de service de santé, et tous conservent de l’information sur les visites de patients. Dans le but de rassembler cette information, Inforoute a conçu pour le DSÉ une architecture orientée système qui est très semblable à celle qu’utilise le réseau bancaire. Il y a des points de service, des dépôts de données et des liens entre les deux. Cette architecture peut prendre plusieurs formes, selon la taille de la province et les éléments déjà en place (voir la figure 4). Au Québec, nous avons proposé de construire des réseaux régionaux, comme celui en cours d’implantation au Centre universitaire de santé McGill, au Centre hospitalier de l’Université de Montréal, au Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine et au Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke.

2010 Alvarez Fig 4_FR

Source : Inforoute Santé du Canada

Pour le Québec, il a été suggéré d’établir trois réseaux régionaux. À la figure 4, dans les cases intitulées « condos », nous aurions trois des quatre systèmes d’information permettant de relier les données de laboratoire, de médicaments et d’imagerie diagnostique, donnant ainsi au clinicien une vue d’ensemble de son patient. L’intégration des systèmes se ferait ensuite.

Le bilan

En 2004, il y avait une cinquantaine de projets totalisant quelque 125 millions de dollars, approuvés mais pas forcément déboursés. Aujourd’hui, nous avons approuvé des projets qui représentent près de 2 milliards de dollars, mais moins de la moitié de cette somme a été déboursée. Deux provinces ont fait des progrès formidables. Une vue utopique du DSÉ prévaut maintenant en Alberta et à l’Île-du-Prince-Édouard. Au Canada, entre 70 % et 80 % des radiographies sont numérisées, mais celles-ci relèvent toutes du secteur public. En Ontario, cela soulève des problèmes : les images du secteur privé occupent une place importante et sont encore captées sur film.

Les systèmes de laboratoire commencent à emboîter le pas, mais plusieurs activités se limitent à la distribution à l’échelle locale. Pour le moment, de nombreux projets sont bien amorcés, mais tardent à produire des résultats pour diverses raisons.

Des fruits à récolter

Il est temps pour les projets de dégager des résultats et de démontrer des améliorations, notamment dans la sécurité des patients, la qualité des soins et la prise en charge des maladies chroniques.

Réduction des événements iatrogènes médicamenteux

En Colombie-Britannique, le système de délivrance des médicaments (Pharmanet) saisit toutes les ordonnances de la province et achemine des alertes aux pharmaciens et médecins. En 2007, Pharmanet a traité 47 millions d’ordonnances et relevé quelque 2,5 millions d’interactions médicamenteuses indésirables. Des systèmes semblables sont mis en place partout au Canada. En extrapolant les résultats de Pharmanet à l’échelle du Canada, il serait possible de détecter annuellement quelque 55 millions d’ordonnances inadéquates et 20 millions d’interactions indésirables.

En octobre, nous avons publié une étude sur les retombées des systèmes d’information sur les médicaments utilisés par près de 50 % des pharmaciens hospitaliers et communautaires. Celles-ci se chiffrent à quelque 436 millions de dollars (2010), les économies provenant surtout de la productivité accrue des pharmaciens, de la réduction des événements iatrogènes médicamenteux et d’une meilleure observance des pharmacothérapies. En ajoutant les ordonnances électroniques aux systèmes d’information sur les médicaments, nous pourrions économiser jusqu’à 2,3 milliards de dollars par année.

Productivité accrue en radiologie

Grâce à l’imagerie numérique, les cliniciens des centres urbains peuvent examiner sur-le-champ les radiographies et les scintillographies prises dans les régions éloignées, ce qui réduit le temps nécessaire au diagnostic et les déplacements. À ce jour, 76 % des images sont numérisées. Cela se traduira par des économies d’environ 1 milliard de dollars pour l’ensemble du pays. L’imagerie numérique accroît de 25 % à 30 % la productivité, ce qui équivaut à l’ajout de 500 radiologues. Les communautés au nord du 60e parallèle disposent ou disposeront sous peu des installations de télésanté, et dans 40 % des communautés des Premières Nations, les projets de télésanté, surtout en santé mentale et en toxicomanie, vont bon train. D’énormes progrès ont été accomplis tant au Québec qu’en Ontario, notamment avec le Réseau Télémédecine Ontario, qui a enregistré 32 000 consultations avec des cliniciens en 2007.

Une pratique exemplaire en chirurgie

Inforoute investit dans les rapports synoptiques de chirurgie, y voyant un projet innovateur pour l’amélioration de la qualité. L’idée est de remplacer le rapport narratif classique par un modèle électronique : le chirurgien remplit le rapport à l’aide de mots clés servant à consigner des éléments d’importance clinique, et ce rapport peut être utilisé par la suite aux fins de l’enseignement, de l’examen par les pairs, de l’adoption de meilleures pratiques et de l’assurance qualité.

Comme l’a constaté l’Alberta Cancer Board, il manquait 53 % des données dans les rapports narratifs et dans 85 % des cas, les rapports étaient soumis plus d’un mois après l’intervention. L’organisme a donc demandé aux chirurgiens de cerner les données qu’il fallait obligatoirement fournir et de construire un modèle synoptique à partir de celles-ci. Depuis, 90 % des rapports sont disponibles dans l’heure suivant l’intervention et 100 % des éléments indispensables s’y trouvent. D’autres provinces ont adopté cette pratique, qui s’est aussi étendue à plusieurs formes de chirurgie.

De meilleurs soins pour les patients diabétiques

Avec quelque 20 000 cliniciens qui utilisent le dossier de santé électronique, l’Alberta a une longueur d’avance sur les autres provinces. Grâce au DSÉ, les médecins ont pu créer rapidement des registres de prise en charge de la maladie chronique. Ce faisant, ils ont découvert que la prévalence du diabète est beaucoup plus importante qu’ils ne le croyaient. Cela a incité la province à modifier la prise en charge des patients diabétiques : elle a embauché des infirmières praticiennes et encouragé les patients à jouer un rôle actif dans leur traitement. Le registre contient des données sur 14 000 patients diabétiques ; 63 % d’entre eux présentent un contrôle optimal de la maladie, contre une moyenne nationale de 53 %.

La suite des choses

L’appel à l’action lancé en 2006 avait pour objectif d’établir le DSÉ de la moitié de la population canadienne d’ici 2010 et de l’ensemble de la population d’ici 2016. Les 500 millions de dollars en fonds fédéraux additionnels prévus dans le budget 2009 nous aideront certainement à nous rapprocher de cet objectif. Le financement est destiné aux DMÉ, à l’intégration du système clinique, aux solutions de santé grand public et à l’utilisation secondaire des données.

Nous devrions assister à une importante poussée dans l’implantation des DMÉ dans les cabinets médicaux. Au Danemark et au Royaume-Uni, les DMÉ sont opérationnels sur presque tout le territoire depuis des années, alors que le Canada est à la traîne, avec seulement 30 % à 37 % des médecins les utilisant dans leurs bureaux. Six provinces s’y préparent, dont le Québec, mais nous voulons nous assurer que le tout ne se transformera pas en système d’information isolé. Si la province a investi dans des systèmes d’information sur les médicaments ou sur les avis de congé qui peuvent être reliés aux DMÉ, nous accepterons d’investir dans les systèmes d’intégration requis.

Des solutions grand public

Les solutions de santé grand public sont véritablement la voie de l’avenir des TI en santé. Comme l’indique une étude qui vient d’être publiée par Kaiser Permanente, les consommateurs ne veulent pas avoir accès à toutes leurs données santé, car ils ne sauraient pas quoi en faire. Ils veulent cependant avoir accès aux résultats des examens de laboratoire — ce qui commence à se faire en Colombie-Britannique — et aussi obtenir du médecin des renouvellements d’ordonnance en ligne, prendre des rendez-vous et obtenir des consultations en ligne. Inforoute collaborera avec les provinces pour déterminer sa contribution. Ici, l’enjeu n’est pas d’ordre technique, mais a trait à la culture et à la rémunération.

Les données au service de la recherche

L’utilisation des bases de données en santé aux fins de la recherche recèle des possibilités phénoménales, et Inforoute veillera à établir des critères à cet égard. Au fur et à mesure que les spécifications du DMÉ se préciseront, nous veillerons à ce que les bases de données emploient du texte structuré et non narratif, de manière qu’elles puissent contribuer aux avancées des essais cliniques et de la recherche.

Vaut mieux savoir que de ne pas savoir

Les initiatives de TI en santé ont exigé de nombreux sacrifices. La pression se fait sentir : nous voulons des solutions interopérables qui facilitent réellement les soins et protègent contre les brèches dans la confidentialité et la sécurité des données qui pourraient nuire à l’adoption. Sur le front clinique, l’adoption est plus lente que prévue, car les cliniciens n’ont pas participé à l’élaboration et estiment que les initiatives ne leur apportent pas grand-chose. Nous manquons de ressources humaines qualifiées. Dans certains cas, le financement tarde à venir. Si un premier ministre provincial se montre peu intéressé, les établissements de la province devront se débattre pour obtenir des fonds. Si le ministre de la santé d’une province ne considère par les TI en santé comme une priorité, les projets n’auront aucune chance d’aller de l’avant.

2010 Alvarez Link_FRDans les groupes de discussion organisés avec le grand public, nous avons compris qu’il fallait éduquer les gens en leur montrant que le DSÉ offre un potentiel d’amélioration réelle des soins de santé. Les gens considéraient le DSÉ comme un outil administratif, mais leur opinion a changé du tout au tout lorsque nous leur en avons expliqué les avantages possibles. Nous devons éduquer le public et bâtir un capital social pour convaincre nos décideurs de mener le projet à terme. Inforoute a récemment lancé une campagne médiatique (télévision, imprimés et Internet) intitulée « Vaut mieux savoir que de ne pas savoir ». Le site Web explique bien comment les données peuvent rester bloquées dans le système et pourquoi il est important de réaliser l’intégration.