Quelle est l’importance de la Loi canadienne sur la santé dans l’élaboration de notre système et quels sont les risques et les bénéfices que comporte l’actualisation de la Loi pour répondre aux nouvelles priorités ? Pierre-Gerlier Forest s'exprime sur le question. —Rapport d'une allocution prononcée à la conférence 2011 de l'IASI-CUSM

Se demander si la Loi canadienne sur la santé (LCS) est adaptée aux besoins actuels et futurs de notre système de santé peut vouloir dire trois choses différentes. D’abord, on peut s’interroger sur la nécessité d’un cadre juridique et politique national exprimant les dimensions communes du système de santé. Ensuite, on peut vouloir déterminer si ce cadre national correspond bien aux valeurs et aux attentes qui font consensus auprès des Canadiens et des Canadiennes. Enfin, on peut se questionner sur la place qu’occupent dans ce consensus les plus récentes connaissances sur l’organisation et le fonctionnement d’un système de soins.

Rappelons que la LCS est une loi de nature essentiellement financière. Elle détermine les programmes de santé qui bénéficient du soutien financier d’Ottawa et précise les conditions que les provinces ou territoires doivent respecter pour recevoir les transferts fédéraux. Contrairement à ce qu’on peut penser, la Loi ne dit rien sur la nature des programmes. Quant aux pouvoirs de contrainte qu’elle attribue au gouvernement fédéral, ils sont essentiellement de nature symbolique. Les quelques sanctions imposées dans les années suivant l’adoption de la Loi ont eu des con?séquences concrètes, mais elles ont fini par être annulées.

A-t-on besoin d’un cadre national qui exprime les grandes dimensions du système de santé ?

Avec les années, la LCS a fini par incarner les dimensions communes du système de santé canadien, ce qui était bien l’intention de ceux et celles qui ont conçu la législation. La Loi reflète d’ailleurs l’état du régime d’assurance-maladie à l’époque de son adoption. Le rapport de la Commission Hall, en 1980, avait conclu que le système mis en place à la fin des années soixante régressait sur les plans de l’accessibilité et l’intégralité. Quatre ans plus tard, la LCS visait à redresser la situation et non à imposer une nouvelle direction.

La LCS respecte d’ailleurs l’architecture particulière du système de santé canadien. Les grands paramètres communs à tous les programmes de santé provinciaux reçoivent une définition nationale : qui paie, qui décide et ce qui est couvert. Mais les provinces déterminent seules où et par qui les soins sont dispensés.

D’ailleurs, si l’on abrogeait la LCS demain, je doute fort que les choses changeraient beaucoup. La loi exprime un « contrat » implicite, qui résulte de décisions et de compromis vieux de plusieurs décennies. Je suis sûr que les historiens pourraient reculer jusqu’aux années trente, à l’époque où l’association médicale canadienne et quelques provinces — dont l’Alberta, qui fut la première à adopter une loi sur l’assurance maladie — ont commencé à s’intéresser à l’idée d’un régime public de santé.

Il est possible que certains voient dans la LCS un symbole de l’interventionnisme fédéral, mais ce n’est pas la Loi qui a crée les dimensions nationales du système. Elle ne faisait que refléter le système qui prévalait au moment de son entrée en vigueur.

La Loi ne définit pas les services « médicalement nécessaires » et ne précise pas de manière exacte ce qui doit être assuré. En fait, les décisions relatives à la couverture sont le produit d’arrangements complexes entre les médecins, les administrations provinciales et, de manière croissante, le public en général. Il s’agit d’un processus essentiellement politique, ce qui explique pourquoi il est si difficile d’y insuffler un peu de rationalité ou d’essayer d’invoquer les données probantes issues de la recherche pour limiter l’étendue ou la nature des services assurés.

La LCS n’est pas non plus le moteur de la centralisation. Un cadre national existerait sans elle. De nombreux groupes d’intérêt œuvrent à cette échelle, entrainés par les puissantes forces qui s’exercent en matière d’économie et de marché du travail et font naître tout un enchevêtrement de normes et de contraintes.

La formation médicale, sanctionnée par un examen national, illustre bien ce qui précède, tant dans son contenu que sa finalité. Partout au pays, les médecins, qui sont à l’origine de plus de 70 % des dépenses de santé, sont formés pour exercer dans les mêmes conditions, régies par un ensemble de règles fort similaires, et dans un environnement social très similaires.

Cela dit, quand on considère l’évolution du système canadien depuis 1957, année où fut établi le système national de soins hospitaliers, on remarque qu’il a été souvent possible d’apporter des changements au « contrat ». Nous l’avons fait en 1968 pour ajouter un critère d’intégralité, puis en 1984, pour établir plus clairement la distinction entre universalité et accessibilité. Pourquoi faudrait-il s’en tenir aujourd’hui aux cinq principes, alors que de nouvelles circonstances pourraient exiger de nouvelles réponses ? Le système doit évoluer quand les conditions changent et que changent aussi les façons de faire.

Le commissaire Roy Romanow avait ainsi recommandé de mieux distinguer dans la loi entre le principe d’administration publique et l’obligation d’imputabilité. Cela aurait permis plus de flexibilité dans la prestation des soins, puisque sans mettre en cause l’autorité publique, tous les prestataires de soins de santé, qu’ils soient publics ou privés, auraient eu désormais à rendre des comptes sur leur rendement et sur la qualité des services.

La LCS reflète-t-elle encore le consensus national sur les soins de santé ?

Les changements sociaux, économiques et démographiques survenus dans les trente dernières années doivent nous amener à nous demander si la population canadienne adhère aussi fortement que dans le passé aux principes qui sous-tendent la LCS. On peut même penser que la valeur symbolique de cette loi est si forte qu’il n’est pas impensable de la reconfirmer périodiquement. (Je ne m’opposerais d’ailleurs pas à une mesure imposant une révision des lois fondamentales tous les 25 ou 50 ans, comme c’est le cas dans plusieurs États américains.) J’ajoute cependant que s’il faut en croire des sondages à répétition, les citoyens canadiens appuieraient massivement la LCS et les valeurs qu’elle représente. Depuis au moins trois décennies, 80 % de la population exprime son soutien inconditionnel à l’assurance-maladie publique.

Pendant la Commission Romanow, nous avons entendu à répétition que le système de santé appartenait aux Canadiens et aux Canadiennes « ordinaires », pas aux médecins, aux infirmières ou même au gouvernement. Cela ne veut pas dire qu’il faut subir la LCS dans sa formulation actuelle jusqu’à la fin des temps, mais plutôt qu’on ne peut la modifier sans prendre en con?sidération ce qu’en pense la population.

En 2003 et 2004, c’est en pleine connaissance de l’attachement profond des citoyens au régime d’assurance-maladie que l’on a convenu des grands accords nationaux sur le renouvellement des soins de santé. On tenait généralement le gouvernement fédéral responsable du sous-financement des services de santé, mais tous les participants étaient résolus à démontrer leur fidélité envers le système, ce qui explique la décision d’investir près de 41 milliards de dollars en 10 ans et de réaffirmer l’adhésion de tous les gouvernements aux principes de la LCS.

Une partie importante des fonds nouveaux investis à ce moment était dirigée vers la solution des problèmes d’accessibilité liés aux temps d’attente, aux services diagnostiques et aux soins primaires. Les situations jugées critiques se sont nettement redressées depuis. Mais nous aurions pu faire plus et mieux avec les ressources collectives investies au cours des huit dernières années. Quand on s’attaque à l’accessibilité sans tenir compte de la qualité, des coûts ou de la pertinence des soins prodigués, on se retrouve avec un système qui ne figure plus parmi les meilleurs au monde, qui coûte relativement cher et qui ne permet pas vraiment d’établir si les dépenses engagées en valaient la peine.

Le consensus national va bien au-delà de la seule question de l’accessibilité et les citoyens sont suffisamment informés et responsables pour s’engager dans ce qu’on appelle une conversation « adulte ». Les Canadiens et les Canadiennes n’ignorent pas tout des soins de santé, bien au contraire. Ils ne se laissent pas facilement manipuler par les médias, contrairement à ce que certains veulent nous faire croire, et ils sont en mesure de saisir les compromis difficiles entre l’équité et l’économie.

Ils savent que le système pourrait être mieux organisé. Ils ne sont pas dupes quand un médecin fait mal son travail. Ils comprennent qu’ils sont parfois poussés à consommer des soins qui ne sont pas absolument requis. Ils s’aperçoivent bien qu’on tente de les priver de choses auxquelles ils avaient accès jusqu’à aujourd’hui.

Le public est prêt et disposé à discuter. Pendant la Commission Romanow, une personne âgée participant à un dialogue public à Montréal a patiemment expliqué aux membres de la commission pourquoi un système qui n’est pas imputable ne peut jamais être totalement équitable. « Pas d’équité sans imputabilité… » : voilà qui serait une bonne entrée en matière pour l’accord de 2014.

Le consensus national tient-il compte de l’état actuel des connaissances sur la prestation des soins ?

Quand le système de santé a été mis en place, nos connaissances sur la maladie et la santé reposaient sur une lecture très différente des rôles que jouent les déterminants sociaux et les circonstances personnelles. Certes, nous savions que les facteurs sociaux influaient sur la santé, mais nous pensions que des circonstances fortuites sur lesquelles nous avions peu ou pas de contrôle jouaient un rôle encore plus grand.

Croyant que tous pouvaient être également frappés par la maladie, il était raisonnable de protéger également tous les Canadiens. Le système comportait un petit élément de redistribution, mais il avait été surtout conçu comme un régime d’assurance, répartissant les risques et les bénéfices d’une manière très large. Nous voulions anticiper le pire scénario et nous assurer que personne ne serait sans protection.

Pour dire les choses autrement, les régimes d’assurance sociale élaborés dans les années cinquante et soixante postulaient que la répartition égale du risque conduirait naturellement à une allocation équitable des ressources collectives.

Or, nous savons aujourd’hui que les risques ne sont pas également répartis et qu’en matière de santé, les conditions sociales jouent un rôle beaucoup plus important qu’on ne le croyait. Nous avons aussi pris conscience que la responsabilité individuelle n’est pas une idée aussi simple qu’il n’y paraissait d’abord, comme nous l’avons appris avec le tabagisme ou l’obésité. Mais nous ne savons toujours pas comment incorporer ces nouvelles idées dans notre système de santé.

La notion même d’équité est remise en question par cette nouvelle conception de la distribution sociale des états de santé. Une société qui tolère les situations sociales et économiques qui sont à l’origine des problèmes de santé ne peut se rédimer en offrant des soins gratuits aux gens qui sont malades. Si nous voulons prévenir la maladie et promouvoir la santé, nous devons agir en priorité sur les inégalités, de sorte que les ressources ne pourront pas être réparties à l’avenir comme elles l’ont été dans le passé.

Idéalement, la LCS devrait donc intégrer des dispositions semblables à la loi anglaise sur le service national de santé (NHS), récemment mise à jour, qui impose au secrétaire d’État « le devoir de veiller à réduire les inégalités entre les citoyens… à l’égard des avantages obtenus auprès du service de santé. »

La prise en charge des besoins des citoyens plus vulnérables ne peut se faire au détriment des besoins des autres citoyens. Le système ne survivra pas longtemps si ceux ou celles qui contribuent à son fonctionnement n’en retirent aucun bénéfice tangible. Le débat actuel sur les transferts intergénérationnels et le financement des soins et des services aux personnes âgées illustre la tension qui peut exister, au cœur même de l’État providence, quand l’équité est en cause.

Il faut donc trouver de nouvelles approches. On pourrait ainsi réintroduire certains principes propres aux régimes d’assurance. On devrait encore couvrir tout le monde pour les problèmes de santé les plus graves, mais certains voudront peut-être des services plus personnalisés pour les soins primaires.

Sans trahir en rien nos idéaux sociaux et démocratiques, cette approche permettrait aux gens d’exprimer leur autonomie et d’exercer leur sens des responsabilités, tout en conservant un lien fort avec le système. Pour y parvenir, il faudrait toutefois introduire un certain élément de flexibilité dans le cadre national.

Les gouvernements du monde entier sont aux prises avec les coûts élevés de la santé, qui croissent partout sans amélioration proportionnelle de la productivité ou de la qualité. Partout les réformes se soldent par des échecs évidents. La seule différence notable au Canada réside dans l’incroyable importance que chacun accorde à un seul texte de loi, comme si le système de santé tout entier était contenu dans ses quelques pages.

Mais c’est une fausse piste. Le système de santé du Canada ne se limite pas aux cinq principes de la LCS. En fin de compte, ce qui compte ce sont plutôt les améliorations tangibles et durables qu’on apporte au système de soins, afin de répondre aux besoins.

Conclusion

Avons-nous besoin d’un cadre national qui reflète les dimensions communes du système de santé ? Oui, tout à fait. Ce cadre existe déjà, avec ou sans la LCS, et il est préférable qu’il trouve une expression juridique.

Ce cadre national correspond-il au consensus populaire sur l’organisation et le fonctionnement du système de santé ? Oui, en grande partie. Mais le public qui utilise et finance le système veut clairement des améliorations. Les pouvoirs publics devraient faire suite à cette demande.

Enfin, est-ce que le consensus national a pris en compte les récentes avancées en matière de prestation des soins ? Non, absolument pas. Nous devons maintenant nous atteler à cette tâche et faire en sorte que les connaissances nouvelles s’intègrent au système de santé, dans le respect des besoins et des attentes de tous les Canadiens et de toutes les Canadiennes.

Pour atteindre de meilleurs résultats, il ne faut pas craindre de changer le système, en faisant une plus grande place à des notions comme l’imputabilité, la transparence des coûts et la qualité. Le système doit aussi être assez souple pour encourager l’innovation. Il y a en vérité une foule de choses que nous pouvons faire pour le rendre plus efficient.

La LCS ne fait pas obstacle à ces progrès. Avant de changer la loi, commençons par établir un consensus sur le type de système que nous souhaitons avoir.