Par Philippe Couillard, Antonia Maioni, André Picard, Bernard Lord
Bernard Lord préside une discussion entre Antonia Maioni, Philippe Couillard et André Picard sur les gestes que les Canadiens et les politiciens pourraient poser pour améliorer les soins. —Rapport d'une présentation à la conférence 2011 de l'IASI-CUSM
Bernard Lord : Y a-t-il lieu de modifier la Loi canadienne sur la santé ?
André Picard : Il faut absolument élargir l’énoncé de principes de la Loi, qui reflète les valeurs des années 1960 et non celles du 21e siècle. On pourrait remanier ou compléter la Loi. Mais quoi qu’il en soit, l’important est d’élargir les principes directeurs pour y inclure des dimensions telles que l’obligation de rendre compte et le rapport coût-efficacité.
Antonia Maioni : À mon avis, les valeurs canadiennes sont très claires et la législation n’est pas forcément nécessaire. Nous accordons une importance démesurée à la LCS. Nous lui avons permis de nous imposer des limites, alors qu’elle ne devrait pas, en fait, être limitative.
Avant de changer quoi que ce soit, demandons-nous pour quelle raison changer. La LCS est un simple acte législatif, qu’un gouvernement fédéral majoritaire pourrait modifier comme bon lui semble. Mais pour obtenir le soutien public, il lui faudrait cependant une excellente raison.
Philippe Couillard : Comme ministre de la Santé du Québec, la LCS ne m’a jamais empêché d’apporter des changements. Les mesures que nous avons prises pour permettre la prestation privée dans le cadre du financement public étaient totalement compatibles avec la Loi. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de la changer, et d’ailleurs la seule annonce d’un éventuel remaniement susciterait un immense débat politique.
Bernard Lord : Si la LCS ne fait pas obstacle au changement, qu’est-ce qui nous empêche d’améliorer le système de santé ?
Philippe Couillard : Il existe une résistance innée au changement, plus forte dans certaines provinces — dont le Québec — et dans certains groupes d’intervenants. On craint aussi qu’une fois le changement amorcé, nous nous glisserons inexorablement vers un système à l’américaine. Cette peur n’est pas rationnelle. Pourquoi voudrait-on d’un tel système ? Ce n’est pas un bon choix, et nous pourrions nous inspirer d’autres modèles internationaux, plus proches du nôtre en ce qui a trait aux dépenses, à l’équité et à la justice sociale, mais supérieurs sur le plan de la performance.
André Picard : La peur est un obstacle majeur. Les Canadiens craignent que tout changement empire les choses. Et n’oublions pas le croque-mitaine américain qui plane sur nous. C’est ce qui nous met les bâtons dans les roues. Dans ce dossier en particulier, la prudence canadienne est enracinée dans une peur culturelle paralysante.
Il faut aussi mentionner des obstacles structurels, notre système étant davantage conçu pour traiter les maladies des années 1950 que celles d’aujourd’hui. Chez les Européens, cette peur culturelle n’existe pas, et la transition a pu s’opérer plus facilement.
Les groupes d’intérêt constituent une autre résistance. Notre système traite très bien les médecins. On entend dire que les médicaments sont responsables de la hausse des coûts, mais c’est faux : ce sont les services médicaux qui ont le plus augmenté, et de loin. Les médecins réussissent très bien dans notre système, et leur voix porte trop fort. Nous devons rétablir l’équilibre et redonner une partie du pouvoir au public, aux politiciens et aux décideurs.
Bernard Lord : Nous avons eu des discussions, des consultations et des recommandations, mais la volonté politique nécessaire au changement semble absente. Est-ce un reflet des souhaits de la population ?
Antonia Maioni : Si la population exprimait un souhait réel de changement, les politiciens seraient les premiers à le réclamer. La volonté politique nécessaire pour réunir toutes les parties prenantes autour de la table serait beaucoup plus forte si la population portait l’élan du changement.
Philippe Couillard : Le dossier de la santé est une zone dangereuse pour les politiciens. Ils mesurent bien l’ampleur du capital politique à y investir et se demandent si l’effort en vaut la peine.
Bernard Lord : Pourtant, aucune des récentes élections provinciales n’a été dominée par l’enjeu de la santé.
Philippe Couillard : J’ai fait partie d’une équipe qui a fait campagne au Québec, en 2003, avec la santé comme priorité. Nous nous sommes beaucoup investis dans ce dossier, mais nos efforts n’ont pas été récompensés, ou si peu. Les autres politiciens nous ont vu aller et en ont tiré une leçon.
Bernard Lord : Qu’est-ce qui poussera le public et les représentants élus ?
André Picard : La connaissance permettrait de faire un bout de chemin. Et la population doit offrir une zone de sécurité aux politiciens, les soutenir lorsqu’ils proposent quelque chose de différent.
Philippe Couillard : Le rôle des institutions comme l’IASI-CUSM, des analystes et du public est de créer une zone de sécurité pour les politiciens, qui accepteront peut-être alors s’aventurer sur le terrain de la santé. Dans le paysage politique actuel, le gouvernement fédéral occupe une place importante ; il a le capital et l’espace politiques voulus pour intervenir dans le dossier de la santé, mais n’a pas encore décidé s’il voulait que cela fasse partie de son héritage.
Bernard Lord : C’est une grande inconnue. Dans leur plateforme électorale, les conservateurs se contentaient de mentionner qu’ils continueraient d’augmenter de 6 % le budget annuel de la santé. Depuis qu’ils sont au pouvoir, ils ont restreint le débat.
Bernard Lord : Que retenez-vous des présentations sur les réformes britannique et néerlandaise ?
Philippe Couillard : Les Européens ont décidé dès le départ d’assurer le plus grand nombre de services possible, même si cela entraînait une couverture moins importante et des frais modérateurs. Ici, en revanche, nous avons choisi d’assurer les services médicaux et hospitaliers. Cela convenait très bien dans les années 1960 et 1970, où notre jeune société requérait surtout des soins de courte durée. Mais ce n’est plus le cas. Maintenant, c’est un peu comme la loterie : si vous avez une maladie aigüe, vous serez très bien soigné et la plupart de vos dépenses seront assumées par l’État, exception faite des médicaments lorsque vous sortirez de l’hôpital. Mais si vous souffrez de la maladie d’Alzheimer, vous devrez absorber vous-même une part des coûts nettement plus élevée.
Selon un rapport de l’OCDE publié en 2009, la partie de notre système de santé qui ne relève pas de l’assurance maladie est essentiellement un système à l’américaine, où le patient doit acquitter des dépenses de sa poche ou se faire rembourser par l’assurance privée de son employeur. C’est essentiellement la situation ici et l’une des principales différences entre notre système et les systèmes européens.
Antonia Maioni : Ce qu’on constate dans les modèles européens, principalement dans les pays qui ont des modèles mixtes, c’est la réglementation, beaucoup de réglementation. Sans elle, aucun modèle mixte ne peut fonctionner. De même, dans la plupart des systèmes mixtes, en Europe et ailleurs, une partie de l’élément de profit est retiré du système, du moins à l’échelle des soins primaires et souvent de l’assureur privé. On peut avoir un système mixte, mais pas un système privé à but lucratif.
André Picard : Nous faisons comme s’il n’existait pas de système privé ici, mais nous dépensons 7 milliards de dollars en soins privés. La différence, et elle est peu enviable, c’est que nous avons un système à deux branches, qui paient 100 % des frais médicaux et hospitaliers, mais presque rien pour les soins dentaires, très peu pour les soins à domicile et environ 50 % pour les médicaments. D’autres pays ont des formules mixtes pour l’ensemble des soins. Nous pourrions bénéficier d’une plus grande variété d’assurance et d’un meilleur partage public-privé pour l’ensemble de soins, plutôt que de l’actuel cloisonnement rigide.
Antonia Maioni : Le rôle central du médecin de famille dans les systèmes européens semble constituer un avantage considérable. Nous n’avons pas encore cette formule et je crois que ce serait le plus grand changement que nous pourrions espérer dans un proche avenir. Par ailleurs, nous avons du retard à rattraper en ce qui a trait à l’évaluation des coûts, de la qualité et des résultats pour la santé de notre système.
André Picard : Aux Pays-Bas, le médecin généraliste est la porte d’entrée au système de santé, et il dispense 80 % des soins. À mes yeux, notre problème fondamental tient justement à l’absence d’une porte d’entrée. Il faut trop souvent passer par l’urgence. Il se peut que nous ne voulions pas reproduire le modèle néerlandais, mais il faudrait par contre établir nos propres objectifs quant à la porte d’accès au système afin de cibler nos efforts.
Bernard Lord : La crainte d’une participation d’un secteur privé à but lucratif est-elle justifiée ? Nous semblons ne pas croire en notre capacité de poser des balises qui réduiraient les craintes soulevées par l’innovation dirigée par le secteur privé.
André Picard : Le rapport de l’OCDE mentionné par le Dr Couillard indiquait que le Canada ne réglemente pas du tout la présence du secteur privé dans les soins. Même aux États-Unis, les soins privés sont plus réglementés qu’ici. Les Canadiens, semble-t-il, aiment mieux faire comme si les soins privés n’existaient pas, alors qu’il y en a beaucoup et que c’est l’anarchie. J’aimerais beaucoup mieux une présence accrue des soins privés et de la réglementation que notre système actuel.
Philippe Couillard : Aucun pays au monde, et particulièrement en Europe, n’utilise de soins privés sans réglementation stricte. Il me paraît évident que c’est la chose à faire. Et le gouvernement dont j’ai fait partie est le seul au Canada (et l’Ontario, avec sa loi sur la fécondation in vitro il y a plusieurs années) à avoir voulu réglementer les soins de santé privés.
Antonia Maioni : Parce ce serait admettre qu’ils existent.
Philippe Couillard : Exactement ! En disant qu’ils n’existent pas, il n’est pas nécessaire de les réglementer. Lorsque j’ai déposé un projet de loi visant à les réglementer, peu après le jugement Chaouilli, on m’a accusé de donner une certaine légitimité au secteur privé. Et croyez-moi, l’anarchie règne vraiment. Lorsque nous ébauchions la législation pour réglementer les cliniques chirurgicales privées, le ministère s’est rendu sur le terrain pour évaluer la situation. Il y avait des gens qui pratiquaient des chirurgies plastiques dans leur garage. On a refusé de reconnaître l’existence des soins privés et voilà le résultat. À mon avis, les soins privés peuvent contribuer au bien commun et à l’avantage collectif s’ils sont strictement réglementés.
André Picard : Au début octobre, à Ottawa, il y a eu tout un scandale avec une clinique privée de coloscopie qui traitait les patients avec des instruments insalubres. Il existe aujourd’hui des milliers de cliniques comme celle-là, et elles font ce qu’elles veulent. Cette situation ne sert pas l’intérêt public. Les médias ont un rôle à jouer, certes, mais la couverture de ce scandale n’a pas fait de lien avec la réglementation. La presse s’est plutôt concentrée sur la chirurgienne.
Antonia Maioni : Le Canada dispose-t-il des mécanismes pour réglementer les soins de santé comme ils le font en Europe ?
Philippe Couillard : Oui, et cela a déjà été fait.
Antonia Maioni : A-t-on besoin d’un tsar capable de s’élever au-dessus de la mêlée afin de nous donner l’heure juste et déterminer les changements à apporter ?
Philippe Couillard : L’idée d’un juge suprême est risquée. Bien que j’aie mentionné plus tôt que la politique partisane n’a pas sa place dans la gestion de la prestation des soins, dans une société démocratique, les décisions relatives aux services que nous paierons en tant que collectivité sont des questions fondamentalement politiques, et le jeu démocratique doit ici jouer son rôle. Quant aux médecins et autres experts, leur rôle est d’expliquer au public pourquoi il y a lieu d’agir d’une certaine façon et d’obtenir le soutien populaire.
Bernard Lord : L’IASI-CUSM se veut un lieu de rassemblement où les gens peuvent discuter des enjeux propres à l’amélioration de notre système de santé. À sa création, il y a quatre ans, je quittais la vie publique et je comprenais très bien le besoin de changement dans la gestion de la santé. Nous espérons que cette conférence et d’autres débats organisés dans le cadre des activités de l’IASI-CUSM renseigneront les gens sur les systèmes adoptés par d’autres pays et contribueront à créer une zone de sécurité permettant aux acteurs politiques et administrateurs de la santé de proposer et d’essayer de nouvelles idées.