Les provinces sont responsables des soins de santé, mais où est la frontière entre changement et infraction à la Loi canadienne sur la santé ? Dans ce document de travail, Gerald Baier de l'Université de la Colombie-Britannique examine le dynamique fédéral-provincial. —Produit dans le cadre du programme 2008 de l'IASI-CUSM

Dans toute fédération moderne, il existe un certain degré de chevauchement et de collaboration entre les ordres de gouvernement. Au Canada, le gouvernement fédéral participe directement et indirectement à de nombreux secteurs de compétence provinciale. Après d’importants changements survenus dans les années 1990, la supervision directe de plusieurs activités à frais partagés a connu un recul. La plupart des transferts aux provinces sont alors devenus inconditionnels, l’exigence générale étant que les fonds soient encore affectés aux activités et programmes établis conjointement depuis le milieu du 20e siècle. Cependant, Ottawa s’attendait toujours à ce que les provinces se conforment aux conditions de la Loi canadienne sur la santé (LCS), qui impose un ensemble de normes nationales (gestion publique, intégralité, universalité, transférabilité et accessibilité).

Près d’un quart de siècle après l’adoption de la Loi, les soins de santé occupent une place prédominante dans les programmes gouvernementaux. Toutes les provinces sont aux prises avec une escalade des coûts et des attentes publiques face aux soins que le système devrait dispenser. Pour relever les défis, elles doivent faire preuve d’inventivité et expérimenter diverses formules. Mais quelle marge de manœuvre ont-elles pour élaborer des solutions innovatrices dans le cadre de la LCS ?

La loi fédérale dicte le comportement du gouvernement fédéral

Précisons d’emblée qu’en termes strictement juridiques, la LCS régit la conduite du gouvernement fédéral, et non des administrations provinciales. Elle établit les conditions du transfert des ressources par le gouvernement fédéral aux provinces. Si, à Ottawa, on fermait les yeux sur les pratiques contraires aux normes enchâssées dans la Loi, les provinces pourraient agir comme si la Loi n’existait pas. Autrement dit, si les provinces ne se conforment pas aux principes de la Loi et que l’administration fédérale leur transfère encore des ressources, c’est cette dernière, et non les provinces, qui contrevient à la Loi. Suivant un principe fondamental des pouvoirs constitutionnels, Ottawa ne peut obliger les provinces à se comporter de telle ou telle manière en matière de santé. La législation fédérale ne peut qu’encadrer l’utilisation des fonds fédéraux et s’assurer que leur emploi répond à certaines attentes.

Les facteurs déterminants de la latitude

Il s’agit donc de savoir jusqu’où les provinces peuvent aller dans l’interprétation de la Loi avant que le gouvernement fédéral ne soit obligé d’intervenir. Trois facteurs déterminent la marge de manœuvre des provinces. Primo, les provinces peuvent interpréter différemment les conditions générales de la Loi, d’autant plus que les cinq principes ne sont pas très précis. Une interprétation large leur accorde une plus grande latitude, tandis qu’une interprétation étroite tend à limiter leur créativité dans la prestation des soins. Secundo, l’application de la Loi, considérée ici comme la volonté et la capacité du gouvernement de faire respecter la Loi, détermine en partie la latitude accordée aux provinces. Et, tertio, d’autres exigences constitutionnelles entrent en ligne de compte. Les administrations provinciales sont tenues d’agir conformément aux lois adoptées par leur corps législatif en matière de droits de la personne, et les deux ordres de gouvernement sont soumis à la Charte canadienne des droits et libertés de la personne.

L’interprétation

Les principes directeurs de la LCS sont formulés en termes plutôt vagues. En ce qui concerne la gestion publique, on pourrait comprendre que la Loi autorise ou interdit l’établissement de cliniques et d’hôpitaux à but lucratif fonctionnant au sein d’un système à payeur public unique. De même, le principe d’intégralité n’interdit pas les différences interprovinciales dans la couverture des interventions et traitements, alors que des variations plus importantes, dans l’assurance médicaments entre autres, ne sont pas visées par la LCS.

Qui a le dernier mot ?

La Loi n’établit pas clairement à qui revient la responsabilité de déterminer la signification réelle des principes. Aucune instance de la bureaucratie fédérale de la santé n’est expressément chargée de définir et d’interpréter les principes. En soi, ce n’est pas mauvais ; en tant que fournisseurs et administrateurs de systèmes de santé complexes, les provinces sont à plusieurs égards mieux placées pour déterminer le sens des garanties imprécises de la LCS. Les ministères provinciaux de la santé sont les véritables experts en la matière, ce sont eux qui connaissent les limites et les capacités du système de santé public. Pourtant, en vertu de la Loi, les provinces doivent se soumettre aux normes, et non les établir.

Le gouvernement fédéral n’a pas les moyens ni, sans doute, la volonté politique nécessaire pour définir en détail les critères que les provinces doivent respecter pour se conformer à la Loi. Ottawa a pris des mesures pour accroître sa capacité informationnelle, notamment en créant l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS), un organisme indépendant qui assure le suivi de données telles que les temps d’attente et la disponibilité des ressources humaines en santé. Cette information sert aussi à surveiller l’utilisation des fonds spéciaux octroyés par le gouvernement fédéral en réponse à des priorités et donne aux provinces une idée plus précise de leurs besoins en matière de santé et de leur capacité d’y répondre. Les normes fédérales jouent peut-être un rôle dans l’unité nationale et le droit à l’égalité, mais compte tenu des différences provinciales sur le plan des ressources financières et humaines et celui de la répartition et des caractéristiques démographiques, il serait assez difficile de définir ces normes et encore plus de les imposer.

Les principes non négociables

Les parties de la Loi qui se prêtent le moins à l’interprétation concernent l’interdiction des frais modérateurs et de la surfacturation des soins. Il est relativement facile de déceler ces pratiques, et le gouvernement fédéral n’a guère de pouvoir discrétionnaire pour décider s’il y a eu ou non infraction à la Loi. Or, ce n’est peut-être pas une coïncidence si l’application de ce principe est non discrétionnaire. Le gouvernement fédéral est tenu de déduire intégralement des transferts provinciaux toute somme provenant de tickets modérateurs ou de surfacturation, imposant des amendes correspondant à cette somme. Depuis l’adoption de la LCS, ces amendes, plus que toutes autres, ont fait l’objet d’une stricte application. Ainsi, les provinces ne peuvent guère avoir recours au ticket modérateur ni à la surfacturation car, faute de punir ces infractions, le gouvernement fédéral contreviendrait à sa propre loi.

L’application

En bout de ligne, le gouvernement fédéral est responsable de l’application des normes de la LCS. L’interdiction de la surfacturation et du ticket modérateur est de loin la norme la plus strictement appliquée de la Loi, alors que d’autres infractions ne seront considérées comme telles que si le gouvernement le décide et choisit d’imposer ou non une amende.

Avant d’appliquer des amendes discrétionnaires, Santé Canada doit consulter la province contrevenante et négocier si possible un compromis avant de retenir une partie des transferts.

Les infractions non pénalisées

Un bref aperçu des allégations soulevées par les députés et de la couverture médiatique de plaintes individuelles (voir Sujit Choudry : « Bill 11, The Canada Health Act and the Social Union: The Need for Institutions », Osgoode Hall Law Journal 38:1, 2000) donne plutôt à penser que des infractions courantes aux principes de la LCS demeurent impunies, notamment en ce qui a trait aux principes d’accessibilité (longues distances à parcourir pour le traitement, disponibilité de services d’avortement, listes d’attente et resquillage), de transférabilité (limitations de la couverture à l’extérieur du Canada et du remboursement de services reçus dans une autre province) et d’intégralité (retrait de services des régimes provinciaux, absence de couverture pour les traitements de fertilité et les traitements intensifs pour l’autisme). Comme l’a souligné le vérificateur général du Canada, le gouvernement fédéral hésite à faire appliquer ses normes à la lettre et même à recueillir l’information nécessaire pour évaluer le degré de non-conformité des provinces. À ce jour, il n’existe aucun registre fiable des infractions. En somme, il y a infraction lorsque le gouvernement fédéral décide qu’un principe a été enfreint.

Dès lors, les provinces jouissent d’une importante marge de manœuvre, puisque le gouvernement fédéral utilise à sa discrétion le mécanisme d’application, et que la possibilité de perdre de son capital politique le dissuade d’appliquer strictement les normes de la Loi.

La transgression des obligations constitutionnelles

On a déployé beaucoup d’efforts pour examiner comment les litiges d’intérêt public pourraient obliger Ottawa à faire preuve de rigueur dans l’application des normes. Le gouvernement fédéral est effectivement soumis à des obligations réglementaires et les tribunaux pourraient intervenir pour exiger l’imposition d’amendes aux provinces contrevenantes. Le succès de tels litiges viendrait limiter la latitude des provinces, car l’application de la Loi ne serait plus une question de discrétion fédérale. Cependant, les chances sont minces qu’une telle démarche porte fruit, les tribunaux s’étant montrés jusqu’ici peu enclins à contrôler la légalité de pratiques et d’accords intergouvernementaux.

En terminant, la LCS, comme toutes les lois fédérales, est assujettie à la Charte des droits et libertés. Si l’on contestait les principes de la Loi, avançant qu’ils restreignent indûment la liberté provinciale en matière d’innovation dans la prestation des soins de santé, un tribunal pourrait décider que les restrictions ainsi imposées à la liberté individuelle sont inconstitutionnelles. Cette éventualité s’est concrétisée dans la cause Chaoulli, où le tribunal a décidé que l’interdiction de l’assurance privée aux fins de services médicalement nécessaires contrevenait à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Mais de là, il n’y a qu’un pas à franchir pour conclure que l’obligation de gestion publique est contraire à la Charte canadienne.

En élargissant l’interprétation du droit à la sécurité de la personne, il serait possible de contester la constitutionalité des principes de la LCS et d’accorder ainsi beaucoup plus de place aux différences interprovinciales. De même, en invoquant le droit à la liberté, on renforcerait les principes d’accessibilité et d’intégralité, ce qui limiterait effectivement la marge de manœuvre des provinces dans le choix des services offerts par le système public et l’accès de différentes populations à ces services.

Le recours aux tribunaux, quel qu’il soit, aurait des conséquences imprévisibles. Des décisions comme celles de l’affaire Chaoulli, laquelle semble ouvrir la voie à la privatisation, pourraient aliéner les gouvernements et l’opinion publique. Le Canada a toujours défendu son système de santé universel. Si les décisions judiciaires viennent à menacer la prestation publique des soins de santé, il se peut que le gouvernement fédéral trouvera cette volonté politique apparemment manquante pour appliquer plus strictement les normes de la LCS.

Le gouvernement fédéral n’a pas les moyens ni, sans doute, la volonté politique nécessaire pour définir en détail les critères que les provinces doivent respecter pour se conformer à la Loi.