Antonia Maioni évalue les retombés des rapports fédéraux et provinciaux sur le système de santé de la dernière décennie. —Produit dans le cadre du programme 2008 de l'IASI-CUSM

Depuis dix ans, toutes les provinces ont publié au moins un rapport sur les soins de santé, que ce soit de vastes rapports détaillés (par ex. la Commission Clair, au Québec), des rapports plus ciblés (par ex. la Commission chargée de la restructuration des hôpitaux en Ontario), ou des rapports controversés (par ex. le rapport de Don Mazankowski commandé par Ralph Klein) qui ont fait des vagues dans les milieux de la réforme des soins de santé.

Au cours de cette même période, l’administration fédérale libérale de Jean Chrétien a formé deux grandes commissions, le Forum national sur la santé (1997), qui devait cerner les aspects positifs des soins, et la Commission sur l’avenir des soins de santé au Canada (2002), confiée à Roy Romanow, qui visait à faire le point sur les défis et les solutions en matière de santé. Même le Sénat s’est intéressé à la question, en mandatant le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie, présidé par l’ex-sénateur Michael Kirby, de faire enquête sur les soins de santé (2002). Enfin, la crise du SRAS a propulsé la santé publique au centre de l’attention et donné lieu à la création de la Commission Naylor.

Des commissions prestigieuses, des budgets de recherche considérables, des rapports volumineux, des centaines de recommandations…, mais à quelle fin ?

Les commissions ont-elles transformé les soins de santé ?

Au Canada, il y a eu une évolution considérable dans le débat sur la réforme des soins pendant la décennie, mais on ne sait trop si les travaux des commissions en sont ou non à l’origine. Les recommandations clés des plus importantes commissions, ainsi que les mesures adoptées par différents gouvernement au cours de la décennie sont résumées dans un article séparé. D’une part, le débat s’est enrichi de faits probants, entre autres grâce à la quarantaine d’articles scientifiques publiés dans la foulée de la Commission Romanow. Nous sommes désormais beaucoup mieux renseignés sur les déterminants sociaux de la santé, les répercussions de la médecine factuelle, la structure de l’opinion publique et les véritables enjeux de l’accessibilité. Mais d’autre part, le débat s’est polarisé, créant des dichotomies peu utiles opposant le « public » et le « privé », l’augmentation et la réduction des dépenses, les responsabilités du gouvernement fédéral et celles des administrations provinciales.

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Figure 1

Les leaders politiques ont longtemps considéré le système de santé comme le joyau de l’État-providence canadien. Mais avec les commissions successives qui le disséquaient, recourant souvent à une approche caustique, le vernis a fini par se ternir. Les principales coups portés contre le système durant la période d’austérité — la seconde moitié des années 1990 (voir les figures 1 et 2) — ont entaché le système. Les budgets de la santé ont radicalement chuté, et fournisseurs comme patients ont dû s’adapter sans préavis.

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Figure 2

Au cours de la décennie, les sondages d’opinion ont révélé la perte de confiance du public dans le système et l’anxiété grandissante face à la viabilité du financement public. Les gens ont également retiré leur confiance aux décideurs, en partie à force d’entendre ces derniers promettre une réforme qui n’aboutissait jamais. Dans ce contexte, il a été difficile de donner suite à bon nombre des recommandations formulées par les commissions, et les soins de santé sont largement demeurés inchangés.

Néanmoins, dans la foulée des commissions, la plupart des provinces ont adopté des lois précises et même le gouvernement fédéral a, dans une certaine mesure, tenu compte des recommandations. On peut même avancer que le rapport du sénateur Kirby a joué dans la décision historique de la Cour suprême dans la cause Chaoulli, qui contestait l’interdiction de l’assurance maladie privée.

Au Québec, la Commission Clair a entraîné la refonte des régies régionales, mis en lumière les enjeux liés à une population vieillissante et relancé la réforme des soins primaires (qui est loin d’être terminée). Des projets-pilotes destinés aux personnes âgées vulnérables ont été mis sur pied, mais n’ont pas survécu.

En Ontario, d’importants changements dans le secteur hospitalier, dont la régionalisation, ont suivi la Commission sur la restructuration des hôpitaux, mais difficile de savoir s’il s’agit d’une conséquence directe du rapport.

En Alberta, le rapport Mazankowski a transformé le débat, mais peut-être pas la législation. La Loi 11, accordant plus de place au secteur privé dans la prestation des soins, a été adoptée avant le dépôt du rapport. Au mieux, le rapport lui aura apporté une plus grande légitimité.

À l’échelle fédérale, le Forum national sur la santé a mis l’accent sur le rôle de la recherche en santé et entraîné la création des Instituts de recherche en santé du Canada (remplaçant le Conseil de recherches médicales et d’autres organismes subventionnaires) et de l’Institut canadien d’information sur la santé. Le Forum fut le premier à souligner l’importance de dossiers médicaux électroniques, qui n’existent toujours pas à ce jour.

La Commission sur l’avenir des soins de santé a recommandé et obtenu le réinvestissement du gouvernement fédéral dans la santé. Les subventions multiannuelles ont été fixées à un niveau supérieur à ce qu’on recommandait, une entente fédérale-provinciale a été signée et des fonds spéciaux ont été affectés à des problèmes particuliers (par ex. temps d’attente, soins primaires). Le Conseil canadien de la santé a vu le jour, mais son utilité et son influence demeurent incertaines. Les provinces sont intervenues dans les soins primaires, mais les soins à domicile et le programme national d’assurance médicaments, deux recommandations du rapport, pâtissent par manque de volonté politique.

Qu’en est-il de la nouvelle vague de commissions ?

Les dernières commissions se distinguent en ce qu’elles proposent des initiatives ou partenariats publics-privés et, à certains égards, privilégient ces solutions en réponse aux enjeux de la réforme. Les figures 3 et 4 présentent les tendances et la distribution des dépenses privées. Au Québec, la Commission Ménard (2005) suggérait des mesures financières radicales pour faire face à la future hausse catastrophique des coûts de la santé. Plus récemment, le rapport Castonguay (2008) recommandait la mise en place de conditions favorables à un réseau privé parallèle, en accordant aux assureurs un rôle élargi dans la couverture d’une vaste gamme de services et aux médecins, le droit d’exercer dans le public et le privé.

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Figure 3

Ces rapports controversés reflètent davantage la teneur du débat public actuel et la politique partisane qu’ils ne servent de moteur de changement. À court terme, il y a peu de chances qu’on adopte les recommandations financières. Pour l’heure, le gouvernement a autorisé la couverture privée pour les opérations de la cataracte et les arthroplasties du genou et de la hanche afin de se conformer à la décision de la Cour suprême dans la cause Chaoulli, et non afin de donner suite aux recommandations de la Commission.

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Figure 4

On s’interroge encore sur l’exactitude de l’analyse de notre situation actuelle proposée dans les rapports québécois (particulièrement les scénarios apocalyptiques du vieillissement et de la crise du financement). Vu l’opposition de groupes d’intérêt (largement tributaire de la manière dont les syndicats et les professionnels ont investi le système public), il est difficile d’emprunter la direction proposée par les rapports. La réaction virulente au rapport Castonguay évoque le spectre de la révolte des contribuables. C’est une chose de demander dans un sondage si l’on est en faveur d’un ticket modérateur, mais c’en est une autre de préciser le montant des franchises ou des augmentations d’impôt, comme l’a fait le rapport Castonguay.

La décision Chaoulli a mis l’accent sur les problèmes inhérents à l’utilisation, bonne et mauvaise, des faits probants et de l’analyse comparative, thème répandu dans les sciences sociales et fort bien illustré dans les discussions soulevées par les rapports Kirby, Castonguay et autres. Dans l’affaire Chaoulli, la Cour suprême a précisé dans ses délibérations que l’absence de faits concrets sur le lien entre les listes d’attente et l’assurance privée au Québec l’a amenée à se tourner vers les rapports Kirby et Romanow. Or, les différentes interprétations des faits qu’on trouve dans ces rapports ont entraîné la divergence des juges quant à la notion non avérée voulant que la limitation de l’accès à l’assurance privée soit un moyen légitime de protéger l’accès collectif aux soins publics.

À la suite de la décision du tribunal, le Groupe de travail Castonguay et la Commission d’enquête sur l’assurance maladie de la Colombie-Britannique ont posé au départ que l’assurance privée ne menace en rien le régime public. Cette notion, toutefois, repose sur une interprétation possible des analyses comparatives d’autres systèmes de santé de pays industrialisés et démontre au moyen d’exemples la coexistence possible de la privatisation et de l’universalité. Ici encore, aucun consensus n’indique que tel soit le cas ou même que la coexistence de marchés privés de la santé ait contribué au contrôle des coûts dans les pays examinés.