Kieke Okma, professeure agrégée à la New York University, revoit les éléments de base des systèmes de santé pour faire ressortir les différences nationales. —Rapport d'une présentation à la conférence 2009 de l'IASI-CUSM

Il est difficile de faire des comparaisons nationales, mais en cernant les éléments communs à tous les systèmes de santé, on peut mettre en relief les différences importantes, déterminer les tendances générales et tirer des leçons d’expériences particulières. La comparaison du système de santé à la maison romaine offre un bon cadre analytique. Cette maison se compose d’une fondation, de trois piliers, d’une dalle de pierre les recouvrant et d’un toit. Ce sont les six éléments essentiels de tout système de santé.

Les principes

La fondation correspond aux valeurs sous-jacentes ou orientations culturelles de la société. En règle générale, celles-ci ne changent pas rapidement, sans être toutefois immuables. En Europe par exemple, certains pays se sont éloignés de valeurs telles que la solidarité et la justice sociale, au profit des valeurs plus floues du marché. Il serait faux de croire qu’ils ont adhéré du jour au lendemain à la concurrence commerciale, mais il y a tout de même eu un léger glissement des valeurs. Les principes du Canada sont enchâssés dans la Loi canadienne sur la santé et sont établis assez solidement (même la célèbre cause Chaoulli n’a pas vraiment réussi à les ébranler). Sans dicter les actions du gouvernement, ces principes en limitent par contre la portée.

Financement, sous-traitance et prestation

Les trois piliers représentent le financement, la sous-traitance et la prestation des soins, la combinaison de ces trois éléments variant selon les pays.

Financement

Il existe un nombre assez limité d’options pour le financement des soins : les recettes fiscales, l’assurance sociale, l’assurance privée et les dépenses de santé personnelles. En Europe, deux modèles prédominent. Dans le modèle bismarckien traditionnel, instauré à la fin du 19e siècle, employés et employeurs cotisaient à une caisse commune pour l’assurance maladie. Et comme la cotisation est liée au revenu imposable, il y a forcément interfinancement. Le second modèle, celui du service de santé nationale du Royaume-Uni, le NHS, a été adopté au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Lord Beveridge s’est rendu compte que le modèle bismarckien, en plus d’être compliqué, ne couvrait pas les travailleurs autonomes ni les fermiers. Le modèle du NHS a élargi la couverture à l’ensemble de la population et nationalisé les hôpitaux, mais pas les médecins. Il y a interfinancement avec les recettes fiscales.

Les deux modèles se sont avérés très stables au fil du temps. Cependant, il y a eu hybridation, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, où l’assurance sociale a été élargie de manière à incorporer les soins de longue durée pour l’ensemble de la population. Il y a eu des tentatives de changement, notamment celle de Margaret Thatcher qui a voulu remplacer le modèle public du NHS par l’assurance privée. Au bout de trois mois, elle a compris qu’elle ne devait pas toucher au modèle sacro-saint qu’était le NHS et a dû s’avouer vaincue. Elle a alors décidé de s’attaquer aux marchés internes et à la séparation de l’acheteur et du fournisseur de soins, ouvrant la voie aux nouvelles idées qui ont bourgeonné un peu partout, y compris au Canada.

Dans les dernières années, deux pays européens ont vraiment changé leur modèle de financement. L’Espagne a remplacé le modèle bismarckien d’assurance sociale par une assurance liée à l’impôt et adopté une structure régionale. En 2006, les Pays-Bas ont adopté un modèle qui cherche encore sa définition juridique. Les citoyens sont en quelque sorte tenus de souscrire une assurance auprès d’assureurs dont les activités doivent en quelque sorte ne pas avoir de but lucratif ou avoir un but légèrement lucratif. Le gouvernement se trouve maintenant dans l’embarras, car le nombre de personnes non assurées a triplé en deux ans (même si le nombre absolu demeure très faible). Au départ, il comptait privatiser l’assurance, mais s’est rendu compte que les traités internationaux, dont ceux de l’Organisation internationale du travail, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, interdisent aux pays membres de privatiser la sécurité sociale et exigent que 60 % ou 70 % de la population soit couverte par une assurance maladie publique. Le pays a ensuite décidé de dire que son nouveau modèle était une assurance sociale. Curieusement, la Cour européenne de justice est la seule autorité en position de déterminer si les Pays-Bas ont désormais une assurance sociale ou privée, mais elle ne tranchera qu’au moment où l’on déposera une requête contestant le modèle néerlandais. Personne ne l’a encore fait, mais ça viendra.

Le modèle pose cependant un défi de taille, à savoir que les Néerlandais, au même titre que les Canadiens, considèrent les soins de santé de base comme un droit social. Ils veulent l’égalité d’accès — ou à tout le moins un accès équitable —, sans obstacle financier. Cela limite fortement les activités commerciales, les paiements supplémentaires, les quotes-parts et les soins préférentiels pour certains groupes — qui se retrouvent en marge. Aux Pays-Bas, les soins de santé de base sont fermement ancrés dans la notion de solidarité sociale. En cas de problème, les Néerlandais s’attendent à ce que leur gouvernement agisse.

Les systèmes à payeur unique (établis en fonction des recettes fiscales ou des charges sociales et encadrés par des règles administratives universelles) réussissent mieux à contrôler les coûts que les autres systèmes. Taïwan, après avoir étudié à fond les options disponibles, a décidé que l’assurance maladie nationale fonctionnait mieux et coûtait moins cher que les régimes d’assurance maladie quasi privés. Des problèmes demeurent, mais ils peuvent être réglés à l’intérieur du régime national. Le régime à payeur unique est attrayant en ce qu’il permet au gouvernement, s’il est disposé à le faire politiquement, d’exercer son influence auprès des principaux intervenants du régime, par exemple le secteur pharmaceutique, les médecins et les hôpitaux. Recourir à ce pouvoir, ou simplement menacer de le faire, demeure l’un des meilleurs mécanismes de contrôle des coûts.

Sous-traitance

Le second pilier représente les modèles de sous-traitance et de paiement. Depuis une vingtaine d’années, nous avons amplement débattu des changements apportés aux modes de paiement, passant de la rémunération à l’acte à la capitation, puis de la capitation à la rémunération liée au rendement. Cette évolution en zigzag nous amène, au bout du compte, à des modèles mixtes : un soupçon de capitation, quelques frais pour certains services plus des paiements supplémentaires aux médecins pour l’achat de technologie. Les modèles mixtes semblent inévitables et on en trouve partout dans le monde. De plus, il y aura toujours un compromis entre le niveau de revenu des professionnels de la santé, le mode de rémunération (honoraires ou salaire) et l’autonomie professionnelle, et l’expérience nous montre qu’il est impossible de forcer la main des médecins sur les trois fronts.

Il y a eu quelques transitions universelles, notamment le paiement basé sur les cas et l’apparition d’un tout nouveau secteur d’activité, soit le paiement établi en fonction de groupes de maladie. Décidant de créer leur propre système, les Pays-Bas comptent maintenant 30 000 groupes, mais ceux-ci ne couvrent qu’environ 20 % des coûts hospitaliers. Après 10 ans et des millions d’euros dépensés en frais de consultation, le ministère de la Santé cherche à simplifier le modèle, songeant à réduire les 30 000 groupes à 400. Ce virage a été compliqué depuis le début et l’est encore.

Prestation

La prestation des soins représente le troisième pilier de nos systèmes de santé. L’Europe a une longue tradition de soins de santé non étatiques : depuis le 10e siècle, les églises, monastères, communautés locales et organismes caritatifs laïques, sans lien avec l’État, établissaient les hôpitaux et autres institutions de soins communautaires. Puis l’on a incorporé ces hôpitaux privés sans but lucratif dans un système de financement public. Les conseils bénévoles qui administrent ces hôpitaux ont également une très longue histoire.

L’Angleterre, les pays scandinaves et quelques pays du sud de l’Europe ont nationalisé les établissements de santé. D’autres, comme l’Allemagne, en ont nationalisé certains, les autres restant privés. En général, pourrait-on dire, il importe peu que la prestation des soins soit publique ou privée, avec ou sans but lucratif, pourvu que les soins soient solidement enchâssés dans un cadre réglementaire assorti d’un financement collectif.

Administration et gouvernance

La dalle de pierre qui recouvre ces piliers représente l’administration et la gouvernance des services de santé. Au cours des dernières décennies, des principes de l’entreprise privée ont fait leur chemin dans la gouvernance des organismes et hôpitaux publics. Jusqu’aux années 1950, les hôpitaux étaient principalement dirigés par des infirmières ou des religieuses. Suivit l’époque des médecins-directeurs, puis des économistes-directeurs et aujourd’hui, des conseils tripartites (gestionnaires, médecins et infirmières) qu’on retrouve dans de nombreux établissements, bien que la qualité de la gestion n’en soit pas forcément meilleure. Le vocabulaire de la gestion a nettement changé depuis. Les directeurs d’hôpitaux sont des PDG et leur salaire a triplé. Les hôpitaux ont maintenant des centres de coûts ou de profits. Et les frais d’administration sont montés en flèche. On remplace les conseils bénévoles par des conseils formés de professionnels aux honoraires élevés. Les hôpitaux, comme les ministères, ont désormais des énoncés de mission.

Réglementation

Le toit de la maison, finalement, c’est la réglementation gouvernementale. Il n’y a pas de dichotomie entre l’État et le marché. Il ne s’agit pas ici de savoir s’il faut réglementer, mais bien comment réglementer. Tout le monde s’entend sur le besoin d’encadrer les professionnels, la sécurité, la qualité et les subventions en vue d’assurer aux familles à faible revenu un accès aux soins de santé. Le rôle le plus important de l’État se rapporte probablement à l’inter?financement, le seul moyen de s’assurer que tous ont accès aux soins. Il faut un quelconque système fondé sur les recettes fiscales ou l’assurance, et il existe des moyens plus ou moins simples d’administrer cet interfinancement. Lorsque les Pays-Bas ont remplacé l’assurance sociale par l’assurance semi-privée, le ministère du Revenu a dû embaucher 600 personnes pour vérifier quels ménages à faible revenu étaient admissibles à l’interfinancement : 40 % de la population est considérée à faible revenu pour ce financement particulier.

Y a-t-il une différence ?

Pour résumer, disons qu’il existe un nombre limité d’options pour la prestation des soins de santé, et que la plupart des changements ne touchent pas les principes fondamentaux, mais les mécanismes de paiement et de prestation. Malgré la rhétorique volatile qui entoure les débats sur ces questions, aucun modèle unique ne s’est distingué comme étant le « meilleur ». La plupart des pays se retrouvent avec des modèles mixtes, assortis de compromis négociés en cours de route.