Par Jean-Louis Denis
Jean-Louis Denis, Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance et la transformation des organisations et systèmes de santé, présente une vision de l'avenir des partenariats internationaux et décrit les enjeux pour les centres hospitalier universitaires. —Rapport d'une présentation à la conférence 2012 de l'IASI-CUSM
La mondialisation des soins de santé fait l’objet de visions divergentes. D’un côté, il y a ceux qui y voient un marché élargi offrant des occasions très intéressantes et cherchent à se positionner stratégiquement pour en tirer parti. Pour eux, l’hypothèse est la suivante : la mondialisation, vue comme le libre échange d’idées, d’information et de biens entre pays, apporte une valeur ajoutée non seulement sur le plan économique, mais aussi pour la santé des populations, car elle entraîne une redistribution de certains avantages économiques. Ils considèrent que la pauvreté et le développement peu avancé sont d’importants déterminants de la santé et que la mondialisation réussit à augmenter le revenu moyen dans certains pays. Évidemment, les données ne vont pas tout à fait dans ce sens.
De l’autre côté, les sceptiques, ou les peu enthousiastes, voient dans la mondialisation des échanges économiques très importants, dominés par quelques joueurs, et considèrent que l’augmentation du revenu s’accompagne d’une hausse marquée des inégalités intra et inter sociétés. Ces inégalités sont vues comme un des principaux déterminants des problèmes de santé.
Pour l’établissement de santé qui souhaite tirer parti de la mondialisation tout en faisant du bien, le mieux sera probablement d’adopter une position qui se situe quelque part entre ces deux visions : reconnaître les occasions qui se présentent, mais en tenant compte des inquiétudes des sceptiques dans le choix de projets à réaliser et dans la manière de les réaliser.
Mondialisation des soins de santé ou santé mondiale
Cela nous amène à une autre dichotomie. D’un côté, nous parlons de mondialisation de la santé comme d’un marché : des occasions d’échange de connaissances et de biens. De l’autre, nous avons une tradition qui s’appelle « santé et développement », « santé internationale » ou maintenant « santé mondiale », qui comprend des projets destinés à développer les capacités locales pour que celles-ci puissent favoriser la santé. Par exemple, l’objectif de la Global Health Initiative, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), est d’accroître l’équité en matière de santé et d’améliorer à long terme le système de santé ainsi que la santé de la population.
Dans leur analyse des résolutions du G8 en matière de santé, Reich et Takemi (Lancet 2009) relèvent d’importants changements dans la gouvernance des efforts déployés. Auparavant, l’OMS exerçait un certain leadership et apportait une gouvernance morale au secteur de la santé mondiale, mais sans capacité d’intervention au sein des pays. La transformation du marché de la santé mondiale a amené des joueurs beaucoup plus diversifiés, organisés et structurés : des organismes non-gouvernementaux (ONG) dont l’influence est nettement plus grande et des organisations privées pour qui la santé devient une cible de plus en plus importante.
Compte tenu de l’entrée en scène de ces nouveaux joueurs, l’OMS est très peu outillée pour piloter, orchestrer ou influencer un marché mondialisé de la santé, soulignent les auteurs. Ces derniers y voient un défi de gouvernance, car en participant à des projets en Haïti ou ailleurs, les établissements de santé redéfinissent la gouvernance de la santé mondiale, et celle-ci s’éloigne de plus en plus de la protection morale de l’OMS.
Le rôle du Canada dans la santé mondiale
Dans son rapport intitulé Des Canadiens qui font la différence (2011), l’Académie canadienne des sciences de la santé (ACSS) évalue à 559 millions de dollars l’investissement annuel du gouvernement fédéral canadien dans divers programmes de santé à l’échelle mondiale et montre que le Canada possède une expertise et une capacité de taille pour mener des interventions efficaces et pertinentes sur l’échiquier mondial de la santé. Par contre, l’ACSS relève l’absence quasi complète de stratégie et de vision pour guider ces interventions. Ainsi donc, nous reconnaissons l’existence des occasions, mais n’avons pas de réseau structuré pour agir de façon concertée.
Parallèlement, certains bénéficiaires traditionnels des projets en santé mondiale développent très rapidement leur propre capacité en santé et deviennent ainsi des partenaires plus intéressants pour l’exploration de solutions aux problèmes de santé qui, eux aussi, se mondialisent. Il suffit d’aller au Brésil pour le constater. La donne a changé : les pays riches qui étaient considérés comme les principaux acteurs en santé mondiale trouvent de plus en plus de pays capables d’offrir des contributions intéressantes à titre de partenaires.
Comment donner suite à ces nouvelles occasions ? Dans leurs partenariats actuels, les établissements canadiens ont assez bien réussi à élaborer des projets qui se trouvent à mi-chemin entre le marché de la santé et la santé comme piste de développement. Mais encore là, aucune stratégie concertée n’a été élaborée.
Dans son rapport annuel de 2011, l’Association canadienne des institutions de santé universitaire (ACISU) inclut un petit paragraphe sur la santé mondiale/internationale. Elle en souligne l’importance et présente des chiffres intéressants sur les interventions des grands centres universitaires au niveau international. Mais il n’est guère question des actions que l’on devrait mener à l’échelle internationale, des initiatives structurantes et des partenariats entre CHU.
Produire des innovations
L’institution qui souhaite trouver un point de rencontre entre le marché en santé mondialisé et la santé mondiale cherchera à développer des partenariats qui sont porteurs d’innovation dans ces deux secteurs.
Grands Défis Canada est un exemple intéressant. L’organisme vise à financer plusieurs projets de recherche appliquée très innovateurs, qui offrent à la fois un soutien commercial et une aide au développement dans le contexte d’échanges internationaux. Dans cette approche d’innovation intégrée, l’organisme finance la coordination de la production d’un nouveau savoir qui aura d’importantes retombées d’ordre social ou commercial. Pour dégager des avantages importants, les percées technologiques visant à répondre aux grands défis de l’heure devront comporter des innovations sociales et commerciales qui leur permettront de s’adapter et de traverser les frontières. Cela reprend une leçon apprise il y a longtemps en recherche et développement social : au fond, créer de l’innovation, c’est travailler en partenariat avec les ressources locales pour adapter l’innovation et s’assurer que celles-ci participent à la création de l’innovation.
Pour accentuer notre présence sur le marché mondialisé de la santé, il faudra décider du type d’innovation que nous voulons créer et déployer, et surtout, du type de processus que nous adopterons pour aborder avec cohérence la production collaborative et intégrée d’innovations.
On sait aussi depuis longtemps que c’est en collaborant que les partenaires développent une confiance mutuelle et celle-ci est l’ingrédient de base de l’établissement de futurs partenariats. Si nous intensifions nos activités sur un marché mondialisé et que la confiance entre partenaires laisse à désirer, les avantages des partenariats y seront presque nuls. Nous devons aussi comprendre que des partenariats et des réseaux ne se dirigent pas comme les institutions aux frontières bien définies qui sont placées sous notre autorité. Nous avons beaucoup à apprendre à cet égard.
Diriger les partenariats pour produire de l’innovation
Davis et Eisenhardt (Administrative Science Quarterly, 2011) ont étudié les processus d’innovation collaborative dans des sociétés de communication et d’informatique internationales en vue de déterminer les facteurs propices à la production d’innovations. Le défi consiste à mobiliser et recombiner les actifs des partenaires sans étouffer les processus d’innovation.
Cette question est cruciale à notre propos. Dans un marché mondialisé, notre rôle ne se limite pas à celui du vendeur qui essaie de mousser son produit fabriqué ici sur d’autres marchés. Nous cherchons aussi à fabriquer de nouveaux produits — des innovations — en collaboration avec ceux qui ont des actifs différents des nôtres. Une des conséquences de la mondialisation, c’est le besoin d’acquérir de nouvelles compétences dans des environnements où nous trouverons des capacités complémentaires en termes d’expertise, de leadership, de technologie et de légitimité.
Les auteurs reconnaissent que les modèles de pilotage des processus d’innovation et les modes de gouvernance dans beaucoup d’alliances stratégiques conventionnelles ont tendance à contraindre l’innovation. Ils proposent l’innovation collaborative pour contourner ce problème. Dans la recherche sociale et la recherche en gestion des alliances stratégiques, on a constaté au cours des 30 dernières années que la collaboration fonctionne mieux quand les partenaires peuvent recombiner ou développer des actifs pour réaliser les objectifs de l’innovation. Par exemple, si une organisation canadienne travaille avec des partenaires chinois dans une région rurale de Chine pour établir un modèle de soins primaires en fonction de cibles populationnelles, l’objectif sera de conjuguer les actifs des deux pour créer quelque chose de nouveau.
Rotation du leadership
Analysant les partenariats entre sociétés privées et les retombées des innovations produites sur plusieurs années, les auteurs ont constaté que dans les partenariats les plus producteurs d’innovations —technologiques ou autres — le contrôle décisionnel alternait entre les partenaires. Les initiateurs du projet ne conservent pas les principaux leviers de contrôle tout au long du projet, mais se partagent la gouvernance.
Pour reprendre l’exemple du modèle de soins primaires, les partenaires canadiens pourraient lancer le projet en établissant le devis initial. Puis au moment d’examiner différentes possibilités pour la configuration des soins primaires dans un contexte donné, les partenaires chinois prendraient la relève. Par la suite, lorsque viendrait le temps de développer la capacité en télémédecine, les partenaires canadiens dirigeraient à nouveau le processus décisionnel.
Nous sommes loin du modèle de partenariat plus répandu qui, à l’échelle internationale, valorise la collaboration étroite et l’adaptation, mais dont l’initiateur con?serve le pouvoir décisionnel tout au long du projet. Les auteurs de l’étude ont constaté que les partenariats « consensuels », c’est-à-dire où toutes les parties prenantes se réunissent pour prendre des décisions à chaque étape du projet, produisent moins d’innovation que le modèle de rotation du leadership. Celui-ci favorise le recadrage ou la reformulation des objectifs. Pour revenir à notre exemple, il se pourrait que les partenaires chinois, lorsqu’ils reprendront la tête des opérations, décident que la formation est essentielle au développement de la capacité dans une région donnée, alors que cela n’était pas prévu au départ.
Des objectifs mouvants
Comme le montre cette étude, plus les partenaires sont en mesure de modifier ou de recadrer les objectifs du projet à des moments cruciaux, plus la mobilisation des actifs et des partenaires est grande et plus les innovations sont nombreuses. Les auteurs parlent d’objectifs en « zigzags ». Dans ce type de modèle, on ne peut au départ définir clairement les contours du projet. C’est un modèle opérationnel fondé sur la flexibilité.
Dans un modèle opérationnel plus classique, l’accès aux capacités distribuées est nettement réduit et les partenaires hésiteront davantage à communiquer leurs connaissances, idées et technologies s’ils sentent qu’ils n’auront jamais le contrôle du processus décisionnel. Les auteurs affirment qu’une adaptation très flexible des objectifs d’innovation en cours de route (grâce à la rotation du leadership) permet le développement continu des processus de recherche et d’innovation. Cela permet accessoirement aux réseaux de s’étendre en fonction des besoins du projet.
Conclusions pour les partenaires
Les conclusions pour les partenaires en santé mondiale et dans les marchés mondialisés de la santé sont claires : il faut que le leadership soit partagé, à tour de rôle, pour que les partenariats donnent lieu à des innovations collaboratives. Ce leadership assurera la motivation et la propension des partenaires à mettre en commun les actifs dont ils disposent. Les changements et recadrages d’objectifs résultent en fait de la rotation du processus décisionnel à des moments cruciaux du projet.
On pourrait parler d’un modèle de gestion de projet hyperflexible. Des objectifs flexibles encouragent la recherche et l’exploration, l’examen de nouvelles hypothèses, de nouveaux modèles organisationnels, de nouvelles technologies et de nouveaux actifs, et stimulent la mise en place de vastes réseaux diversifiés (voir la Figure 1).
Contraste avec le modèle dominant
Cette vision est fort différente de celle des partenariats en santé mondiale que nous connaissons aujourd’hui. Dans le Harvard Business Review de juin 2012, Steve Thompson, le directeur de Johns Hopkins International Health, un vaste établissement très bien organisé et performant, offre une liste de vérification pour la gestion du risque des partenariats internationaux. Dans le modèle présenté, il devient vite évident que l’établissement est l’initiateur des projets, qu’il contrôle du début à la fin. Il recrute stratégiquement des acteurs locaux, mais se considère fondamentalement comme le meneur.
Selon mon interprétation de cet article, ce modèle dominant de la « gestion des affaires » sur le marché mondialisé de la santé contraste avec l’innovation collaborative et les processus qui permettent de la produire.
Aurions-nous intérêt à adopter cette approche dans tous nos projets internationaux ? Dans des partenariats technologiques très bien circonscrits, un contrat pour l’achat de services pourrait suffire. Mais si le but est de développer conjointement des innovations en vue d’intervenir plus efficacement sur le plan de la santé mondiale et de relever les défis partagés d’un marché mondialisé de la santé, le contrat devrait comprendre des processus de gestion favorables à l’innovation collaborative.