Les canadians tolèrent un système de santé qui est difficile d'accès et couvre seulement une partie de leurs besoins. André Picard demande ce qu'il faudra pour secouer cette complaisance. —— Produit dans le cadre du programme 2011 de l'IASI-CUSM

L’expression à la mode ces jours-ci dans le domaine de la santé, c’est « les soins centrés sur le patient ». On se demande bien pourquoi, puisque ce dernier n’a pas voix au chapitre. La question fondamentale qu’il faudrait poser, mais qu’on pose rarement, est plus justement « Que veulent les patients ? »

Quelques mots suffisent pourtant à résumer ce que veulent les patients : des soins de qualité, abordables et équitables, fournis avec rapidité, sécurité et respect, de la naissance à la mort. Mais à l’échelle individuelle et collective, nous n’arrivons pas à atteindre cet objectif de façon systématique. Qu’est-ce qui nous en empêche ? Des obstacles financiers ? technologiques ? administratifs ? juridiques ? politiques ?

Nous consacrons beaucoup trop de temps à protester contre les dépenses en santé. On dirait qu’il n’y a jamais assez d’argent. Mais de l’argent pour faire quoi ? Le système de santé canadien semble totalement dépourvu d’objectifs. Tous les sondages ont beau indiquer que la santé vient au premier rang des préoccupations des Canadiens, ils ne semblent jamais sonder les attentes des patients à l’égard du système.

Avec 200 milliards de dollars par année, soit 5 800 $ par habitant, nous devrions pouvoir offrir des soins abordables et équitables, de façon diligente, sécuritaire et respectueuse. Cependant, aucun régime public ne peut ou, plus justement, ne devrait fournir des soins illimités. Nous devons donc faire des choix et nous doter de solides mécanismes pour les encadrer.

D’ici à ce que nous commencions à choisir et à définir ce que l’assurance couvrira et ne couvrira pas, nous ne pouvons dire, en toute honnêteté, qu’il manque d’argent. Ce qu’il manque, c’est plutôt une direction, une vision.

Où avons-nous fait fausse route ?

La qualité de nos soins est exceptionnelle et n’a rien à envier aux soins offerts ailleurs dans le monde. Nos professionnels sont excellents et nos hôpitaux, à la fine pointe de la technologie. Mais nous lésinons parfois sur les infrastructures — trop d’établissements vétustes et peu accueillants. Et nos infostructures, elles, sont encore plus désuètes. Notre société qui vit à l’ère de la communication instantanée tolère des systèmes de santé embourbés dans l’âge de pierre.

Nous cultivons une obsession pour les chiffres, accordant nettement plus d’attention à la quantité qu’à la qualité. Avons-nous suffisamment de médecins, d’hôpitaux, d’infirmières, de cliniques, de centres d’hébergement ? Encore des questions pleurnichardes qui resteront sans réponse aussi longtemps que nous n’aurons pas défini des objectifs clairs. Mais une chose est sûre : la répartition des ressources humaines n’est pas adéquate. Trop de professionnels n’ont pas la capacité de réaliser toutes les activités relevant de leur champ d’exercice.

Les soins sont de qualité exceptionnelle, bien sûr, mais encore faut-il y avoir accès. Se faire traiter promptement n’est plus aussi simple qu’avant, et c’est souvent un exercice périlleux. Le temps d’attente est trop long pour tout : les soins, l’urgence, les chirurgies électives, les rendez-vous médicaux et une place dans un établissement de soins de longue durée.

La prestation sécuritaire des soins devrait passer avant tout, sans quoi la qualité est illusoire. Or, un patient hospitalisé sur dix est victime d’un événement indésirable, communément appelé erreur médicale. Tous les ans, jusqu’à 24 000 Canadiens meurent des suites d’une erreur médicale — l’une des principales causes de décès. C’est inacceptable.

Et le respect ? La vaste majorité des professionnels de la santé sont des êtres bons et attentionnés, et beaucoup poussent très loin le sens du devoir. Mais le système ne facilite pas le respect. Nous sous-investissons horriblement dans le personnel de soutien. Bon nombre de médecins, d’infirmières et d’autres professionnels sont surchargés et à bout de nerfs. Le système valorise et récompense le volume, pas les résultats.

Chez le médecin, combien de temps attendez-vous quand vous vous présentez à l’heure ? Quand vous circulez dans les corridors de l’hôpital, croisez-vous le regard de quelqu’un ? Quand on place des patients âgés et fragiles dans un centre d’hébergement, choisit-on un endroit à proximité de la famille ? Traite-t-on les patients mourants avec dignité en les entourant de soins palliatifs ? Quand un traitement va de travers, est-ce que quelqu’un s’excuse ?

Le service à la clientèle ne fait pas partie du lexique des soins de santé canadiens. Naviguer dans le système est beaucoup trop compliqué et obtenir des réponses à de simples questions est quasi-impossible. Cela s’explique en grande partie par des lacunes administratives et montre bien que notre système est avant tout structuré pour les fournisseurs, et non les clients ou patients (nous débattrons de la terminologie une autre fois).

Une personne de l’extérieur qui porte un regard froid sur le système canadien trouvera qu’il est assez médiocre : il est coûteux, insensible, pas particulièrement sécuritaire ni exceptionnellement efficace.

Au-delà du mythe

Pourquoi les Canadiens le tolèrent-ils ? Pourquoi sommes-nous si passifs et si peu exigeants ?

Deux réponses reviennent souvent : a) parce que le système est gratuit et b) parce que les autres options sont pires. Elles sont l’une et l’autre à des années-lumière de la vérité, mais sont aussi de puissants mythes. C’est à se demander si ce mythe canadien n’est pas le plus grand obstacle à la réforme de la santé.

Combien de fois avons-nous entendu les politiciens dire que l’assurance-maladie est centrale à l’identité canadienne. C’est ridicule. L’assurance-maladie n’a rien à voir avec l’identité : c’est un régime d’assurance public. Et son avantage principal est son rapport coût-efficacité : la mise en commun du risque est économiquement sage et un système à payeur unique réduit la bureaucratie.

Commençons dès lors par ôter à l’assurance-maladie son aura de romantisme et apprécions la pour ce qu’elle est : un régime efficace. Reconnaissons aussi que la rentabilité doit s’ajouter à l’efficacité. Or, cela suppose des paramètres et de la gestion.

Pour gérer efficacement le régime d’assurance-maladie, il faut de solides bases législatives, une surveillance adéquate (administrative et politique) et des citoyens engagés. À l’inverse, il ne faut pas l’attitude de résignation qui nous porte à croire que le système actuel est le meilleur qu’on puisse avoir et que tout changement sera pire.

Sur le front juridique, nous avons la Loi canadienne sur la santé (LCS), une loi bien intentionnée mais dépassée et peu efficace. Certains l’accusent de tous nos maux, mais c’est lui accorder trop d’importance.

Le point fort de la LCS, c’est qu’elle établit les prétendus principes du régime d’assurance-maladie, à savoir la gestion publique, l’intégralité, l’universalité, la transférabilité et l’accessibilité.

En réalité, cependant, le mot « principes » ne figure pas dans la Loi. Les cinq principes sont en fait les conditions du financement de l’État, ni plus ni moins. Au départ, la LCS visait à intégrer plusieurs règles et règlements qui s’étaient accumulés et à apporter un semblant d’équité dans la prestation des soins d’un océan à l’autre. Alors ne prétendons pas que ces « principes » sont l’articulation par excellence des valeurs canadiennes.

La Loi n’empêche rien sauf, peut-être, la surfacturation par les médecins. (N’oublions pas que le législateur voulait mettre fin à cette pratique en 1984.)

En dépit du mythe, la législation n’interdit pas les soins de santé privés ni l’assurance privée, les tickets modérateurs ni quoi que ce soit d’autre. Elle stipule seulement que les provinces contrevenant aux conditions de la Loi n’auront pas droit aux transferts. (En pratique, malgré des infractions répandues, les sommes retenues représentent moins d’un million de dollars sur près de 40 milliards.)

Piégés par nos propres principes

Les « principes de l’assurance-maladie » sont d’un côté de douces menottes de velours (surtout pour certains groupes d’intérêt bien établis) qui maintiennent le statu quo et de l’autre, de puissants obstacles à l’innovation. Et ce statu quo épuise et frustre de plus en plus, car nous n’arrivons plus à donner un sens aux principes dans la prestation des soins au jour le jour.

La définition tacite des services « médicalement nécessaires » constitue l’aspect le plus troublant de la Loi. En vertu de celle-ci, l’assurance doit couvrir les services « médicalement nécessaires » fournis par les hôpitaux et les médecins. C’était pertinent dans les années 1950 et 1960, alors qu’on élaborait le régime. Rappelons qu’en 1961, quand l’assurance-maladie (soit l’assurance couvrant les services médicaux et hospitaliers) est devenue une réalité, l’âge médian des Canadiens était de 25 ans; les médecins traitaient surtout des bobos et des maladies infectieuses et mettaient les enfants au monde, tandis que les hôpitaux traitaient des blessures ou maladies graves et étaient bien souvent l’endroit où on allait mourir.

Aujourd’hui, l’âge médian des Canadiens est de 47 ans. Notre société a vieilli et une grande partie des dépenses en santé est affectée au traitement des maladies chroniques. Pourtant, le système est encore structuré de manière à dispenser des soins de courte durée et le régime public, encore conçu pour indemniser ces soins.

Aujourd’hui, il est totalement rétrograde de penser que les services médicalement nécessaires incluent seulement les services dispensés par les médecins et les hôpitaux et excluent les médicaments d’ordonnance, les soins à domicile et les soins de longue durée.

Des absolus et des peut-être

En réalité, tous les régimes provinciaux d’assurance-maladie couvrent beaucoup plus que les « nécessités », mais il existe encore deux catégories de couverture publique : les absolus (médecins et hôpitaux) et les peut-être (tout le reste). Ce régime à deux branches distingue le système canadien de tous les autres systèmes du monde développé, et pas de façon positive. Au Canada, environ 70 % des soins de santé sont couverts par le régime public (135 milliards de dollars cette année) et 30 % (57 milliards) par des régimes privés et des dépenses remboursables. Pourtant, nous nous cramponnons au mythe voulant que le régime public nous assure à 100 %.

Mais il y a pire : croire que tout changement augmentera les coûts et favorisera les inégalités. Veut-on un régime comme celui des États-Unis ? Où des millions sont sous-assurés et des millions de plus n’ont aucune couverture et risquent de se retrouver à la rue par suite d’un problème médical courant ? Où les primes annuelles coûtent aussi cher qu’une nouvelle voiture ?

On brandit la menace — explicitement et implicitement — chaque fois qu’on murmure le mot réforme. Il semble impossible d’échapper au croque-mitaine venu du Sud.

Pendant que les Canadiens attendent interminablement à l’urgence, au bureau du médecin, sur la liste d’attente pour une chirurgie, ou pour une place dans un centre d’hébergement, ils se consolent en se disant : « Au moins, nous ne sommes pas aux États-Unis. » Les politiciens ont largement contribué à cette crainte, perpétuant le mythe que la seule solution de rechange à notre système actuel est le non-système américain.

Ne regardez pas vers le Sud

Nous devons nous arracher des tentacules de notre voisin et chercher ailleurs, notamment en Europe, pour créer une assurance maladie du 21e siècle. Dans la plupart des pays européens, personne ne parle des temps d’attente, on y offre un plus grand éventail de services et à moindre coût, pourtant, 80 % ou plus des services de santé sont payés par l’État, loin devant la moyenne canadienne. Comment s’y prennent-ils ? Ils font appel à un système public-privé pour l’ensemble des services, et non à un système à deux branches, les médecins et les hôpitaux d’un côté et tout le reste de l’autre. Ils réglementent strictement l’assurance privée au lieu de l’interdire. Ils mettent l’accent sur la qualité des soins plutôt que sur la quantité. Ils mesurent et analysent les résultats.

Au Canada, nous nous sommes leurrés beaucoup trop longtemps en croyant que la structure du régime nous a été dictée par les dieux, portée sur des tables de loi, et nous avons suivi la LCS comme parole d’évangile.

Les Européens ne sont pas à la merci de ce genre de mythologie. Leurs politiciens et décideurs ont reconnu les changements démographiques et la demande publique, si bien que leurs régimes d’assurance-maladie publics (et privés) ont pu évoluer.

Au Canada, nous devons adopter cette approche pragmatique et prêter l’oreille aux consommateurs pour faire de l’assurance-maladie une entité vivante.

Il faudra sans doute modifier la législation, mais surtout, transformer la culture. Le système de santé doit cesser d’exister pour lui-même et commencer à exister pour le patient. Nous ne pouvons nous permettre d’avoir peur du changement, et ce, même s’il y aura inévitablement des secousses en cours de route.

« Que veulent les patients ? » Voilà ce que devrait être le nouveau mantra de l’innovation et du changement. Et les patients eux-mêmes doivent devenir… plus impatients !

Des soins de qualité, abordables et équitables, dispensés en temps opportun, en toute sécurité et avec respect, sont à notre portée. Mais pour en faire une réalité, il nous faudra des leaders. La place est libre. Qui voudra relever le défi ?