Dans ce document de travail, Don Philippon, professeur dans le Département des sciences de santé publique à l'Université de l’Alberta, explique les motivations derrière la réorganisation du système de santé. —Produit dans le cadre du programme 2009 de l'IASI-CUSM

En présentant ma réflexion sur les initiatives de réorga?nisation des soins de santé au Canada, j’estime important de préciser ma perspective. Celle-ci s’appuie sur mon expérience au sein du réseau de la santé canadien, plus particulièrement en Alberta et en Saskatchewan, notamment comme sous-ministre de la Santé de l’Alberta en 1994, au moment de la mise en œuvre de la structure régionale. Ma perspective est aussi celle d’un professeur qui étudie actuellement les systèmes santé d’autres pays et qui conseille divers organismes de santé, dont le Saskat?chewan Academic Health Sciences Network.

Le Canada et d’autres pays ayant un système de santé public universel (dans le présent article, il est question du Royaume-Uni, de la Suède, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande) ont adopté des structures administratives régionales au cours des deux dernières décennies et les ont réorganisées périodiquement. Malgré notre discours sur l’élaboration de politiques fondées sur des données probantes, il n’existe malheureusement pas de véritable macroanalyse capable de recommander un modèle plutôt qu’un autre. Pour l’heure, nous devons nous en remettre à l’expérience historique (non codifiée, mais abondante) du Canada et d’autres pays.

Un cadre stratégique centralisé

Tous les pays ayant un système de santé public universel ont conclu qu’ils avaient besoin d’un cadre stratégique apte à diriger le système de santé au sein du gouvernement. Il faut que ce pouvoir central ait le bras suffisamment long pour que les fournisseurs se sentent tenus de lui rendre compte. Or, cela est loin d’être évident dans des fédérations telles que le Canada et l’Australie, où aucun gouvernement ne possède le pouvoir suprême de mettre en œuvre une structure nationale. En règle générale, les pays ayant à la fois des régimes fédérés et unitaires ont confié certaines fonctions administratives à des entités régionales. Cependant, on observe dans ces pays des débats sur la marge de manœuvre qu’il convient d’accorder aux régions et sur la répartition des fonctions de gouvernance et d’administration à l’échelle régionale.

Les démarches entreprises au Canada et ailleurs pour confier à des entités régionales certaines responsabilités en matière de gestion des soins se sont appuyées sur trois enjeux fondamentaux, à savoir l’intention d’intégrer les services de santé, le besoin d’évaluer les besoins de la communauté et d’y répondre, et la volonté d’encourager les gens à se situer dans le système et à se diriger vers les services appropriés.

Attentes des structures régionales

Intégration des services de santé

Des systèmes de santé comme celui du Canada ont tendance à suivre une évolution fragmentaire, sectorielle ou cloisonnée — soins hospitaliers, soins médicaux, soins communautaires, soins de longue durée, santé publique. Les pressions exercées en faveur de la régionalisation dans la plupart des provinces au début des années 1990 visaient à intégrer ces secteurs. Il est rare qu’un secteur puisse à lui seul répon?dre aux besoins d’une personne ayant un problème de santé. Pour aider le patient et l’accompagner d’un secteur à un autre, un système axé sur le patient a besoin de leadership et de capacité. Aujourd’hui, le besoin d’intégration se fait fortement sentir en raison des niveaux record de maladies chroniques. Or, l’intégration exige des gestionnaires capables de faciliter la colla?boration interprofessionnelle et la coordination entre les divers secteurs.

D’autres pays, dont la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Royaume-Uni et la Suède, ont également priorisé l’intégration régionale. Bien qu’ils débattent continuellement du nombre requis de régions administratives et du degré d’autonomie à accorder à celles-ci, ils reconnaissent que l’intégration doit passer par des mécanismes régionaux.

Dans tous les modèles canadiens, le cœur du problème tient à ce que les médecins ne font pas partie de la structure régionale et sont principalement rémunérés à l’acte par les gouvernements provinciaux. En Suède, en Nouvelle-Zélande et en Angleterre, la structure régionale intègre et rémunère les médecins. En Angleterre, les spécialistes touchent un salaire provenant des fiducies du Service national de santé ou des hôpitaux, tandis que les médecins de premier recours sont payés selon une formule mixte — rémunération en fonction du nombre d’habitants et primes pour des résultats ciblés. Les objectifs sont établis à l’échelle nationale, mais mis en œuvre régionalement.

Évaluation des besoins communautaires

Le deuxième enjeu de la structure régionale est le besoin d’évaluer continuellement les besoins de santé des communautés locales et d’y répondre. Il faut non seulement une capacité régionale, mais aussi un moyen de documenter les besoins des patients et d’examiner en amont les risques propres à la communauté pour ensuite déterminer les mesures de promotion de la santé et de prévention de la maladie qui seront utiles dans cette communauté. L’entité régionale doit donc être en mesure d’établir ses priorités et d’affecter les ressources comme elle le juge approprié. Elle doit aussi obtenir l’engagement des communautés locales à l’intérieur d’un cadre qu’elles peuvent voir et comprendre.

Utilisation appropriée des services

Enfin, le troisième enjeu est le besoin pour les patients de voir que les diverses parties du système de santé sont reliées entre elles et accessibles. Les gens seront sans doute encore portés à se diriger vers des fournisseurs et des établissements individuels (par ex. médecin de famille, hôpital local), mais en voyant le système dans sa totalité, ils seront encouragés à aller vers les services appropriés. Il sera plus facile de réaffecter les ressources entre les secteurs si les gens constatent que les services sont intégrés et interreliés.

À l’exception de l’Île-du-Prince-Édouard et l’Alberta, toutes les provinces ont une structure régionale chargée de superviser l’intégration des services, de répartir les ressources entre les secteurs et de déterminer les besoins de santé actuels et futurs. Même l’Ontario, qui s’est converti tard à l’approche régionale, adopte graduellement des mesures établissant une capacité régionale, notamment avec la création des réseaux locaux d’intégration des services de santé (RLISS).

Approches régionales

Les instances législatives doivent définir les paramètres des structures régionales créées par le gouvernement. Trois paramètres, peu documentés mais fort débattus, sont : la taille d’une région, l’étendue de ses responsabilités et la portée de son autonomie.

Taille d’une région

La taille d’une région en termes de population est un paramètre clé. En Nouvelle-Zélande, par exemple, on a trouvé que 21 régions étaient trop pour un pays de 4 millions d’habitants. Le système de santé britannique compte 10 régions pour quelque 51 millions d’habitants, mais ce sont les 150 fiducies de soins primaires, responsables de groupes allant de moins de 100 000 personnes à plus de 2 millions, qui détiennent le véritable pouvoir. Là encore, on estime qu’il y a trop de fiducies. En Suède, il y a 21 régions pour 9 millions d’habitants, ce que l’on juge aussi trop élevé.

Malgré l’absence d’observations scientifiques, il semble qu’une région comprenant entre 200 000 et 1,2 million de personnes soit la plus adéquate, les régions les plus populeuses convenant aux centres urbains et les moins nombreuses, aux populations rurales dispersées. Cette taille de population permet d’offrir un bon ensemble de services et d’adopter une approche réaliste quant à la détermination des besoins de la communauté.

Étendue des responsabilités

Pour les régions plus densément peuplées, un double défi se pose : créer une région capable d’assurer les besoins locaux et répondre à la demande de soins complexes de la région entière. En règle générale, ces régions abritent des centres de santé universitaires, et l’on se demande encore si ceux-ci devraient être intégrés à une région. Tout bien considéré, il semble qu’il soit avantageux de les intégrer à la grande structure régionale, car ce sont souvent eux qui élaborent de nouveaux modèles de soins et, à cette fin, ils ont besoin de participer à l’ensemble des services de santé. En dissociant les soins complexes de la structure régionale, on ne fait que contribuer à l’effet de cloisonne?ment, alors qu’un continuum de services est encore plus important pour la prestation de soins complexes.

Autonomie régionale

Dans un système financé par l’État, les décisions relatives aux coûts, au contrôle de la qualité et aux normes doivent se prendre centralement afin d’assurer des soins uniformes à tous les citoyens. Il est essentiel de centraliser la planification et le cadre d’action, mais une fois les critères établis, il faut donner aux régions une certaine autonomie pour qu’elles s’assurent que le système répond aux besoins de leur communauté. Dans les systèmes où la gouvernance régionale est prise en charge par l’entité régionale (c.-à-d., les directeurs régionaux se rapportent à l’entité régionale et non à l’autorité centrale), on risque de créer des incitatifs conflictuels ainsi qu’une compétition interrégionale, les gestionnaires voulant faire avancer leurs propres programmes et obtenir des budgets plus importants sans rendre de comptes à l’autorité provinciale supérieure. De même, cela pourrait donner lieu au dédoublement d’efforts entre les régions.

Au Canada comme dans d’autres pays dont il est question ici, les ministères disposent de pouvoirs considérables pour obliger les régions à se conformer à l’orientation provinciale, mais ne les exercent pas toujours pleinement. Veiller au respect des règles dans les régions exige parfois trop de temps et d’efforts, surtout lorsque la performance économique est bonne et que le public est d’avis qu’il faudrait financer certains soins de santé ciblés.

Le cas de l’Alberta est un exemple typique. Le gouvernement avait l’autorité voulue pour mettre au pas les régions, mais cela devenait difficile, car les plus importantes avaient de plus en plus de visibilité. La structure régionale a été mise en place pendant une période de recul économique et le gouvernement, pour équilibrer son budget, a considérablement réduit le financement dans les deux années suivant son introduction. Cependant, le redressement de l’économie qui a suivi et donné lieu à d’importants excédents budgétaires ainsi que la forte croissance démographique ont entraîné des demandes concurrentielles de la part des régions.

Pour être efficaces, les structures régionales doivent compléter le cadre stratégique central. La région doit avoir la capacité administrative voulue pour intégrer les services de santé et suffisamment d’autonomie pour affecter les ressources entre les services et assurer ainsi un bon continuum de soins, mais cela doit se faire selon des normes d’accessibilité et de qualité établies à l’échelle centrale. L’autorité centrale et les structures régionales doivent collaborer étroitement pour éviter de créer des différences injustifiables d’accessibilité entre les régions. En somme, les structures régionales qui confient la responsabilité de gouvernance à l’échelon régional courent le risque de créer une tension dysfonctionnelle entre les deux paliers, à moins d’établir très clairement les limites du rôle de gouvernance.

Les écueils de la réorganisation

Les soins de santé demeurent l’une des grandes priorités des Canadiens. Établi depuis 40 et quelques années, le régime universel d’assurance-maladie est bien ancré dans la société canadienne. Cependant, le « système » canadien, qui se compose essentiellement de 14 régimes provinciaux, territoriaux et fédéral entrelacés, est aux prises avec de nombreux problèmes, qui touchent les coûts, l’accessibilité et la qualité.

Plusieurs idées ont été proposées pour relever les défis, mais depuis une décennie, il semble que les administrations provinciales aient placé de grands espoirs dans la réforme structurelle.

Réforme structurelle

Les dépenses publiques en santé ayant augmenté et les tentatives de contrôler les coûts au moyen de structures régionales ayant échoué, on comprend facilement que les ministres, les cabinets et les gouvernements en ont eu assez d’être blâmés pour un système qui semble progresser à son propre rythme, sans égard aux réalités budgétaires de l’État. Le système de santé est une anomalie en ce que le gouvernement en est l’ultime responsable, mais possède peu de contrôles directs sur lui. Les principaux gardiens du système sont les médecins, qui agissent essentiellement comme des entrepreneurs dont les honoraires sont versés par le gouvernement. Les hôpitaux et autres centres de soins fonctionnent comme des organismes sans but lucratif — dans le système régional, ils s’apparentent nettement aux sociétés d’État. Donc, il n’est pas contre nature pour le gouvernement de recourir au pouvoir législatif — l’outil dont il est le seul à disposer — pour amener des changements.

Le Canada n’est pas le seul pays à se lancer dans l’aventure de la réforme régionale. La plus grande province australienne, New South Wales, a complètement démantelé ses conseils de gouvernance régionaux en 2004, tout en conservant des régions dotées de compétences administratives pour la gestion du système. La structure régionale a été maintenue, mais elle est désormais strictement tenue de rendre compte à l’autorité provinciale.

La réorganisation peut pomper l’énergie d’un système de plusieurs façons. Avec son instabilité et son incertitude inhérentes, elle crée un vide de leadership, si bien que plus personne ne s’intéresse aux enjeux réels du système. Les provinces ont encore beaucoup à faire concernant la réforme des soins primaires, la gestion des listes d’attente, l’élaboration d’outils pour la rémunération au rendement, la mise en œuvre de dossiers électroniques et l’amélioration de la prise en charge des maladies chroniques. Les initiatives demandent du temps et des essais, ainsi que des ressources à long terme pour produire des résultats. Or, ces défis demeurent malgré les efforts répétés de réorganisation. Au Canada, il se peut que nous ayons atteint le point de non-retour, où la réorganisation perpétuelle ne dégage plus de gains, mais devient dysfonctionnelle et nuisible dans la plupart des provinces.

Il est rafraîchissant de constater qu’une province, la Saskatchewan, a adopté une approche différente, qui contraste nettement avec celle de l’Alberta. La nouvelle administration gouvernementale, sans doute aux prises avec les mêmes enjeux en matière de santé, a choisi d’encadrer l’élaboration de ses politiques par une vaste consultation publique. En s’intéressant à l’expérience des patients et en consultant patients et fournisseurs, la Saskatchewan espère déterminer la nature des goulots d’étranglement et les enjeux du continuum de soins. Il est encore trop tôt pour connaître les résultats du processus, mais le point de départ, à savoir les préoccupations des patients, est prometteur.

Importance du leadership et de la gestion

Le leadership et la gestion, comme le montre irréfutablement la littérature, jouent un rôle crucial dans le renouvellement du système de santé. Pourtant, la quasi-obsession de réorganisation ou de réforme structurelle détruit ou met sérieusement en péril l’infrastructure essentielle à la réalisation de nouveaux modèles. Le déplacement du personnel est déstabilisant et coûteux.

Le système de santé canadien n’a pas accordé beaucoup de valeur au développement du leadership et de la gestion. Les données montrent que le secteur de la santé a prêté moins d’attention à ces questions que d’autres secteurs. Les initiatives de planification de la relève et de développement du leadership sont rares. En fait, les réorganisations mettent habituellement ces initiatives en veilleuse.

Des gestionnaires et administrateurs compétents jouent un rôle déterminant dans la mise en valeur d’une gestion régionale. S’il est politiquement populaire de considérer les gestionnaires comme du « bois mort » que l’on peut éliminer du système pour affecter plus de ressources aux soins des patients, les divers groupes professionnels participant aux soins de santé seront incapables, sans gestion, de servir efficacement la population.

Un bon leadership et une bonne gestion à l’échelle régionale peuvent créer un dynamisme au sein de toutes les institutions de la région et contribuer à l’amélioration du rendement et des résultats pour la santé. Le renouvellement de notre système est davantage limité par notre capacité de leadership que par nos habiletés techniques. La capacité de créer des équipes solides parmi les nombreux professionnels de la santé, de concevoir de nouveaux modèles de prestation des soins et de planifier en vue des futurs enjeux de la santé peut avoir de profondes répercussions sur les résultats pour la santé. Médecins, infirmières et autres professionnels ne peuvent être productifs dans un système mal organisé et mal géré, et le changement — surtout l’élaboration et la mise en œuvre de nouveaux modèles de soins — devient presque impossible sans leaders et gestionnaires compétents, capables de travailler avec divers groupes professionnels et secteurs de la santé.

N’oublions pas que les gestionnaires répondent en fonction de la culture et de la direction de leur leadership, et qu’il est très possible de changer de cap sans mettre le bateau à l’ancre ou en construire un nouveau.

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Historique de la structure des soins de santé de l’Alberta

Avant 1994 : Le ministère de la Santé gérait 128 conseils hospitaliers (soins aigus), 25 conseils de santé publique et 40 conseils d’établissements de soins prolongés.

 1994 : Le gouvernement a établi 17 régions sanitaires, et a nommé les conseils chargés des décisions opérationnelles à l’échelle locale.

2001 : Dans le cadre des élections municipales, les deux tiers des membres des conseils ont été élus et les autres ont été nommés.

2003 : Le 1er avril 2003, le nombre de régions est passé de 17 à neuf, et le gouvernement a nommé les membres des conseils. Les services de santé mentale et leurs budgets ont été transférés aux offices régionaux de la santé.

2008 : Les neuf régions et leurs conseils respectifs ont été démantelés. Le gouvernement a établi le conseil des services de santé, qui est responsable de la prestation des soins pour l’ensemble de la province et relève du ministère de la Santé et du Bien-être.

Consolidation en Alberta : Pourquoi et  comment?

Enjeu : Réduire les coûts, éliminer les écarts dans l’accès et la qualité, mettre fin à la concurrence interrégionale et centraliser la gouvernance.

Mesures préalables : Suite à l’annonce par le ministère de la Santé du démantèlement des offices régionaux, l’administration provinciale a demandé à McKinsey Consulting d’examiner les modes de prestation des soins et de formuler des recommandations. Pour rédiger son rapport, McKinsey a visité les neuf bureaux régionaux de la santé et interviewé plus de 200 cadres et cliniciens. En décembre 2008, le Ministère faisait connaître ses priorités dans son rapport intitulé Vision 2020. En juin 2009, Alberta Health Services (AHS) publiait son plan d’action stratégique et compte maintenant faire une tournée de la province pour obtenir une rétroaction.

Méthode : En mai 2008, le ministère de la Santé et du Bien-être de l’Alberta abolissait toutes les structures régionales et formait les AHS, placés directement sous l’autorité du ministre de la Santé. Ce dernier a nommé un conseil de transition, composé d’un président et de six membres, et mis en place un processus de recrutement en vue de former un conseil multidisciplinaire permanent de 15 membres rémunérés et d’un président. Les services ambulanciers se sont ajoutés à ses responsabilités. Les AHS créeront différentes « zones » administratives, mais celles-ci relèveront du même conseil de gouvernance. Le fonctionnement des zones reste à déterminer.

Les AHS coordonnent la prestation des services de santé et d’appoint dans toute la province. Ils regroupent 12 entités distinctes, soit neuf entités géographiquement réparties qui offrent une gamme variée de services de santé et d’appoint, et trois entités provinciales qui s’occupent de santé mentale, de toxicomanie et de cancer.